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GRANDGOUJON

— On ne peut pas penser, dit bonnement Grandgoujon. Les événements vous dépassent !

— Laissez-moi finir.

— Vas-y ma vieille !

— Mais vous m’avez fait perdre le fil… Il me trotte toujours deux ou trois idées.

— Eh bien, tu as de la veine, dit vivement Grandgoujon, car moi…

— Allons, reprit Colomb, serrant sa canne, ne nous débinons pas !…

Il levait les yeux vers le bec de gaz.

— Ces Français ! Tous sceptiques ! Et ce sont les vainqueurs de demain !

— Ou d’après-demain, dit Grandgoujon.

— Mais les Boches sont très bas ! Ils n’ont plus de graisse. Ils en tirent des hannetons et des pépins de raisin. Ce n’est pas le moment de désespérer. Il faut agir et tenir !

Par cette déclaration, qui éclata comme un pétard, Grangoujon ne fut pas démonté. Il fit simplement :

— Et puis il faut aller à mon petit restaurant.

Ce soir-là, il était solide et dru. Son malaise effrayant de la journée n’avait laissé aucune trace. Puis, à la réflexion, il ne lui déplaisait plus d’être mobilisé le lendemain : il acceptait l’idée gaîment. Il ne serait pas tué et il était curieux qu’on le déguisât en militaire… Au petit bonheur ! … Enfin il avait fait la connaissance d’une femme dont l’image poétique éveillait toute sa fantaisie, et il retrouvait un ami avec lequel il