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GRANDGOUJON

visa un poème de génie. La Poésie, d’un grand coup d’aile, vivifia tous les gestes, et les visages sentirent l’air qu’elle fit en passant.

Ces hommes, vus de près, semblèrent au peuple des géants. Ils sortaient des combats, de la terre des tranchées, de la vie âpre et cruelle. Ils avaient la main calleuse et le front tanné, et sous le ciel doux de Paris, dans ces avenues aux arbres minces, parmi cette foule civile, près de ces corsages de femmes, eux, ils apportaient dans leurs capotes déteintes, dans ce qui restait de leurs étendards sauvages, sur leurs traits mâles et dans leur lourde allure de soldats miséreux, tout ce qui fait la grandeur et l’horreur de la Guerre. À cet instant Paris, malgré ses millions d’âmes, Paris avec toute son histoire et son passé sublime, Paris, le grand Paris, ne fut qu’une ville intacte et petite à côté d’eux.

Et pourtant, ces hommes, que tant de bouches de femmes et d’enfants acclamaient à perdre le souffle, les remerciant d’avoir la vie, — ces hommes, après avoir tout enduré pour sauver cette ville et cette foule, avaient encore l’air, eux, d’être reconnaissants ; il devenaient timides parmi cet enthousiasme ; et ils souriaient, surpris d’avoir tant mérité… On les touchait, on les serrait, on buvait dans leurs quarts, on criait avec eux : « Vive la France !… Vive… Vive la France ! » Ce cri, au lieu de jaillir une fois du cœur, se répétait à l’infini comme un écho dont l’enthousiasme ne se lassait plus. Des femmes, les yeux brillants, demandaient : « Connaissez-vous mon