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GRANDGOUJON

elle retrouvait ses mouchoirs sous sa chaise ; vingt fois par jour elle perdait ses clés, disant, mélancolique, mais d’une douceur inaltérable : « Cette maison est hantée ! » — Elle était d’allure molle et négligée, quoique toujours l’œil au guet et le cœur attentif. — Ses robes ? Bah ! Il n’y avait que Poulot pour y prendre garde ; étoffes démodées et défraîchies, toujours l’air de sortir de l’eau… mais on pensait qu’elle avait dû s’y jeter pour quelqu’un. Et quand son fils s’indignait contre la couturière :

— Cette jupe !… Où est le derrière ? Où est le devant ?

Elle répliquait :

— Tu sais bien qu’elle a cinq garçons.

Alors, Grandgoujon, qui n’osait plus rien objecter, s’en tirait par un grognement :

— Cinq ! Il y a des gens qui ont trop de chance ! Car claquer, ce n’est déjà pas rigolo ; mais ne laisser que ses notes d’épicerie avec ses vieilles chaussettes !…

Vraiment, même à ce point de vue, il se faisait pitié. Aussi, du même coup que sa santé, son âme se délabra, si bien qu’un jour de la fin de mai 1917, il eut l’impression nette qu’il allait mourir.

Il revenait de chez son docteur, un vieillard qui avait analysé ses malaises avec minutie. En sortant toutes ses fibres vibraient : il ressentait tout ce qu’avait indiqué ce spécialiste absorbé dans sa spécialité. Il ne marchait plus droit : il héla un taxi. Sous sa porte, il manqua défaillir ;