Page:Benjamin - Grandgoujon, 1919.djvu/288

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
290
GRANDGOUJON

sa jambe, qui était encore d’une si ferme jeunesse.

— Je viens de chez Creveau.

— Pas possible ?

— Quel goujat !

— Madame, s’écria Grandgoujon, il a été mon patron quinze ans et il n’est même pas venu aujourd’hui me serrer la main !

— Parbleu ! reprit-elle. Ah ! Votre mère, ce soir, m’aurait comprise : je l’aimais ; elle avait une âme charmante. Et c’est pourquoi je tiens à dire ces choses à l’homme qui eut une telle mère.

Elle s’assit, nerveuse, et croisa les jambes. Sa jupe en fut troussée. Alors, d’une main pudique, et qui était jolie, elle l’abaissa, puis reprit :

— Ce Creveau, voici cinq jours que je vais chez lui. Vous me connaissez : je suis une femme qui ne s’embarrasse pas de préjugés. Après trois ans de guerre, quand il faut que j’aille cinq jours chez un monsieur, j’y vais cinq jours.

Elle s’énervait un peu :

— Vous ne voyez pas la vie comme moi ?

— Absolument, Madame, dit Grandgoujon, qui ayant surtout vu ses jambes, avait le cœur ému d’un sentiment délicieux et ineffable.

Tout ensemble il pensait que décidément elle était pleine de grâce, mais il était anxieux de savoir si ce Creveau, à son tour, avait tenté…

— Mon cher, reprit-elle, serrant un mouchoir de dentelle en sa main, comme j’étais aujourd’hui pour la cinquième fois chez cet individu (à vous je peux confier pourquoi : vous savez l’œuvre et