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GRANDGOUJON

goujon se traîna comme une âme en peine. Il disait : « J’aime mieux ne plus lire de journaux : j’étouffe. Toute la France en crèvera ! »

Mais… il ne souffrait plus de ne pas être mobilisé, tant son état l’inquiétait. Ah ! il n’avait plus besoin de lire ostensiblement le Journal de Genève pour faire supposer… qu’il pouvait être suisse. Devant tout le monde, sans se gêner, il gémissait ou le prenait de haut, si, à son nez, on insinuait que parmi ceux qui n’était pas au front, il s’en cachait peut-être…

— Je ne sais pas pour qui vous dites cela ! interrompait-il d’une voix vengeresse… car… je ne souhaiterais pas à mon pire ennemi d’avoir ce que j’ai ! Les poilus — ce n’est pas drôle d’être poilu… mais… ils sont encore mieux sous leurs marmites… oui Madame ! J’ai quarante ans, moi… et je vais peut-être claquer !

À la vérité, c’étaient des étranglements, des angoisses, des arrêts du cœur. Sa pauvre mère, désespérée, Soupirait sans cesse :

— Nous qui étions si heureux !

Puis, vite :

— Il faut que je touche du bois.

— En fait de bois, lançait-il tragiquement, je serai bientôt dans le sap…

— Poulot ! Mais consulte ! criait-elle. Consulte encore !

Et elle confiait à la pâle Madame Creveau :

— Il est trop sensible. Cette guerre le mine. Je ne peux pas me figurer les monstres qui ont déchaîné de telles horreurs !