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GRANDGOUJON

un héroïsme froid, et servons-nous des types qui voient et s’adaptent. Vous, vous ne voyez rien, mais vous êtes malléable, travailleur et utile. Ce soir, — ce soir même je serai au cabinet du ministre, et vous serez rayé de la bande de crétins où vous figurez avec votre nom, votre matricule… et votre girouette… Ah ! la girouette !

Il recroisa les bras, puis avec un mauvais rire :

— Envoyer des girouettes aux combattants pour savoir d’où viennent les pruneaux ! Mon vieux, au porte-galons qui vous a expédié là-bas, je vais faire tasser quelque chose !

Pour la première fois, la bouche de Grandgoujon s’ouvrit et il en sortit un vague son ; mais l’autre cria :

— Ne dites pas de bêtise ! Et allez vous reposer… ou vous saouler, si vous aimez mieux. Nous vivons une époque incohérente : je comprends qu’on se saoule ; on ne peut pas toujours boire de l’eau de Seltz… Et ne me remerciez pas ! Je vous tire d’un mauvais pas : c’est mon devoir. Je vous sauve la vie : c’est mon goût. Passons à autre chose. J’ai à trimer, mon vieux, comme quatre. À bientôt. Trimez vous-même. Ne jouez plus aux Napoléons : vous êtes fait pour les Maître-Jacques. Au revoir, et attention à vos pieds dans l’escalier ; car il n’est pas plus clair que la politique internationale !

Il avait poussé Grandgoujon dehors. Sur le dernier mot la porte claqua. Et Grandgoujon se trouva seul, livré à ses réflexions.

Quel égarement, pire qu’à la première visite !