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GRANDGOUJON

même. Ma barbe ne pousse plus… regarde plutôt.

— Quelle misère ! fit Madame Creveau qui mendiait un regard, implorant le pardon pour son mari.

Mais lui regardait toujours la concierge et s’animant pour elle :

— Les campagnes d’Alexandre, d’Annibal, de Napoléon, tout le tremblement, c’est de la crotte auprès des horreurs modernes, qui ne s’expriment pas !

C’est, en effet, ce qui ressortait de son récit. Car il rentrait bien las, le cœur gonflé, mais la mémoire pauvre ; et sa bouche disait : « C’est terrible ! » sans que sa pensée évoquât rien que de vagues choses.

Madame Grandgoujon apporta, comme toujours, des œufs sur le plat.

— Je t’en ai mis trois, dit-elle, mais j’ai oublié de les saler. Je perds la tête. Je n’en ai jamais eu beaucoup ; cette guerre m’achève…

— Pauvre chère amie, il n’y a pas que vous ! soupira Madame Creveau, qui coula encore à Grandgoujon un œil désespéré.

Mariette, cependant, afin de récompenser Monsieur de ses égards pour la concierge, consentit à donner la salière. Et recommençant pour son compte :

— C’est vrai que ça sera malheureux, l’dernier qui sera tué…

On sonna.

C’était la bonne des Punais des Sablons, qui demandait si Madame Grandgoujon pouvait mon-