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GRANDGOUJON

— Eh bien ? As-tu vu les cent quarante-quatre Boches que j’ai rendus à Dieu ? Tu ne les as pas vus ? Mais ils sont ensemble, alignés avec des petits jardins sur le ventre.

— Inutile de blaguer : j’ai vu assez d’horreurs ! dit Grandgoujon qui s’échauffait.

— Il y avait donc des civils ?

Grandgoujon regardait par la portière. Cramoisi, il dit encore :

— Je ne supporterai plus qu’on me bourre le crâne.

— Qu’on lui… le crâne ? Seigneur !

Moquerard fit mine de se pâmer.

— Serait-ce moi qu’il vise ?

Le ton était si inattendu, qu’un instant Grandgoujon s’apaisa. Alors, la bouche en cœur, l’autre reprit :

— Pourquoi, cher philosophe, ne m’avoir pas rendu visite avant que d’aller risquer la mort ? Je vous en avais respectueusement prié.

Grandgoujon devint violent :

— J’ai sonné à ta porte, trois fois !

— Trois fois ? C’est toi ! Mais, dit Moquerard, l’œil diabolique, mon oncle sonne aussi trois fois, mon oncle le dentiste… et je n’ouvre jamais ! Deux coups, c’est la concierge avec ses quittances : je n’ouvre pas plus. Quatre coups : un peintre cubiste ; je n’ouvre à aucun prix. Cinq coups : un musicien grec ; je suis dans les pièces du fond, il m’entend, mais je n’ouvre point. Six coups : ma folle maîtresse ! Il m’arrive d’ouvrir. Toi, il fallait sonner sept coups : j’aurais entr’ouvert…