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GRANDGOUJON

il rentrait abasourdi, incapable de situer même le coin de terre d’où il arrivait ; et il avait eu peur… bien plus que dans la cave de Nancy ; mais dans sa joie de survivre, les bouffées de son imagination voilaient la vérité ; et comme il mit au compte des temps où il vivait, ce qu’il eût dû se reprocher à lui-même, le souvenir de son effroi lui donna une indignation, qu’il crut généreuse, pour une guerre si horrible. Être enterré vivant ! Sauvagerie ! Lui, un malade, l’envoyer là-bas !… L’image de Creveau lui revint : il vit rouge :

— S’ils ne m’ont pas tué, ce n’est pas leur faute ! Tous m’ont tous traité comme un chien galeux. Je suis une poire… une poire juteuse !

Et à la minute précise où il tirait cette conclusion rageuse de son séjour aux armées, il sortit de la gare du Nord, qui est laide, marchande et commune, ainsi que la place, devant, avec son demi-cercle de cafés et de mastroquets.

Grandgoujon s’en allait de sa marche dandinante, mais son gros visage avait une expression farouche : on eût dit qu’il apercevait son ancien patron. Et… c’est Moquerard qu’il rencontra !

Ce dernier le vit en même temps, il eut un recul, puis, de loin :

— Qu’est-ce que tu fiches ici ? Tu admires la sombre gueule de cette gare ? Accompagne-moi : je prends une auto.

Il fit signe à un chauffeur :

— Avenue des Gobelins, concert des Zigomars !

Grandgoujon, frémissant, dit :

— Je ne vais pas par là.