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GRANDGOUJON

— En temps de paix, tout est à heure fixe. Mais ici, laisse-toi vivre… jusqu’à ce que tu meures !…

Il rit avantageusement :

— C’est ça être soldat ; c’est ça servir ! Qu’est-ce qu’on nous demande ? Rien, jamais. Toujours on nous ordonne tout. Moi, j’avais assez de vivre pour mon compte. Après certaines histoires, on tire sa révérence au monde… et même au demi. À qui se confier ? Grâce à la guerre, je trouve l’armée ; grâce à l’armée j’ai l’air de trimer pour le pays. Ça s’appelle d’un nom ronflant : le Devoir. On me recueille et on m’admire. On me mène, et on s’étonne que je sois content !

Croqueboche suivait à dix pas, laissant traîner une langue d’une aune. Le canon tonnait. Grandgoujon avait un gargouillement d’entrailles, et ses organes tremblaient dans sa carcasse. Il trébucha, puis balbutia :

— Enfin, qui visent-ils ?

Laboulbène lança :

— Décidément tu n’es pas rêveur !

Ils tournèrent un bouquet d’arbres déchiquetés par le bombardement, et ils se trouvèrent devant deux voitures du train de combat démolies, avec chevaux tués, les pattes pliées sous le ventre, leur tête sur le poitrail. Un coup de vent secouait les brides : on eût dit que les attelages allaient se relever. Grandgoujon murmura :

— C’est terrible !

— Pouh ! dit l’autre, avec un rond de bras. Regarde ce nuage au-dessus de nous : on dirait