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GRANDGOUJON

à ses appels ; même la nuit quand il allait souper. Il avait besoin de Grandgoujon rien que pour dire à deux heures du matin :

— Dix fois que je réclame des cigares ! Grandgoujon, mon vieux, voulez-vous, s’il vous plaît, demander le patron. Ces gens-là sont des veaux !

Grandgoujon rentrait la tête perdue de fatigue, mais la fin de la nuit le retrempait. Au réveil il ouvrait sa fenêtre, avalait un bol d’air en se tapant les poumons, donnait à manger aux moineaux, et, tout à coup, se surprenait, imitant le patron, et faisant sa moue, avec sa voix pour dire : « Ah ! les sacrés petits veaux ! »

Le patron s’était solidement attaché Grandgoujon par la vie d’enfer qu’il lui faisait, et l’autre, au bout de six ans, le détestait mais l’admirait, s’exaspérait, puis le singeait. Et las de ses actes, il se nourrissait de ses phrases.

Souvent, quand, vers dix heures, il arrivait chez Creveau :

— Le patron est levé ? demandait-il.

— Oh ! oui, monsieur, disait la femme de chambre.

— Déjà vous ? criait Creveau d’une pièce du fond. Je me demandais si vous étiez claqué !

— Patron…

— … Avez vu la presse ?

— Oui… patron.

— Quels veaux !

Dès que la guerre s’annonça, s’affirma, éclata, lui aussi, ce diantre d’homme, il s’affirma et prit du relief.