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GRANDGOUJON

chamment. Mais sa joie de filer de ces lieux funestes étant la plus forte, il se tint coi.

Deux heures plus tard, un nouveau train de marchandises remmenait Grandgoujon, sa girouette, et un wagon pour la Compagnie Z. Il avait acheté des sardines, du pâté de foie, du saucisson : cette nourriture l’aida, jointe à sa tendresse native, à s’émouvoir lui-même de sa chance ; et le bonheur d’être sauf s’augmenta de l’émotion de revoir bientôt sa mère et de lui faire un récit dramatique. Au bout de vingt-six heures il atteignit Noisy. Sur les dires d’un homme d’équipe qui affirma : « Ton wagon va mariner là deux jours », il se glissa dehors, sauta dans un tramway, et arriva rue Denfert-Rochereau. Comme Paris et son quartier lui parurent avenants et clairs !

Mais Madame Grandgoujon ne mangeait plus, ne dormait plus, rôdait d’une pièce à l’autre, ouvrait la porte de l’escalier, guettait par les fenêtres, geignait : « Mon Dieu ! Où peut-il être ? », s’enfermait pour pleurer, courait chez Madame Creveau, revenait aux abois, puis gémissait près de Mariette et se couchait en suppliant Dieu, pour se réveiller, haletante, en proie à des cauchemars !

Lorsqu’elle entendit le pas de son fils, ah ! qu’elle courut ! Elle lui sauta au cou, si troublée qu’elle posa dix questions sans entendre une réponse. Lui, répéta trois fois : « J’ai été bombardé, je te dis ! »

Alors, elle poussa un cri sauvage :