Page:Benjamin - Grandgoujon, 1919.djvu/147

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
149
GRANDGOUJON

taient des souvenirs cruels. Partout la terre cachait des morts. Il avait aperçu les marques terribles de l’invasion. Puis, les gares étaient encombrées de tous ces bagages qui font la lourdeur d’une armée. Partout des hommes d’armes, dans un paysage d’hiver, morne et gris. Il s’était senti l’âme tremblante de parcourir un pays tragique. Et Nancy !… rien que ce grand nom de Lorraine présentait à l’esprit une image douloureuse. Ville forte et noble, que l’ennemi, sans rien risquer, bombardait de loin. Grandgoujon était bien près de la guerre…

Seulement il débarqua par une soirée si transparente et calme, sous un ciel bleu de lune, que, confiant soudain, il respira avec satisfaction : Nancy lui sembla pacifique.

Il sortit par la porte. Il demanda à un commissionnaire :

— Y a-t-il un bon hôtel ?

L’homme dit :

— Monsieur, celui des Deux Amériques ! Si Monsieur aime d’être confortable, ça c’est quèque chose, car le patron s’occupe à la cuisine, et les voyageurs qu’aiment un service servi disent que quant à ça… c’est quèque chose.

— Je vous suis, fit Grandgoujon. Mais Nancy, dites-moi, a l’air tranquille ?

— Ah ! dame, non ! soupira l’autre. Nous avons eu tantôt quelques 380.

— Tantôt ?

Alors, prenant cet air dramatique des gens du peuple qui débitent leur feuilleton, l’homme narra