Page:Benjamin - Grandgoujon, 1919.djvu/138

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
140
GRANDGOUJON

ne songeait qu’à courir chez sa mère. Il arriva, suffoquant :

— Je pars pour le front !

— Où ?

— Porter une girouette.

Sa mère saisit la feuille, et ils se mirent ensemble à se questionner, sans se répondre.

— Mais… je ne vois pas marqué le « front »…

— As-tu du sucre ?

— Au moins, quand reviendras-tu ?

— Je veux deux gilets de flanelle.

— Poulot, je t’en prie, explique-moi ce que tu vas faire…

— Je veux ma potion, ma poudre et mes cachets !

Grandgoujon courut dans sa chambre, ouvrit des armoires. On eût dit que le jeune lieutenant l’aiguillonnait toujours. Il disait, tragique : « Je peux être absent six mois, et même y rester ! » Puis, dès qu’il avait demandé un objet précis et que sa mère avait ouvert sac ou boîte, il déclarait, furieux :

— Je ne peux pas prendre tout ça ! Je ne suis pas une bête de somme !

Et il partit, n’emportant que la girouette.

Il n’avait même pas eu le temps de maudire Creveau, mais dans le tramway de la gare de l’Est, il grommela :

— Quel être infâme ! Si un jour on le fesse en place publique, je veux être au premier rang !

À la gare, pour son billet, il fit queue derrière trois amputés, qu’une femme considérait, disant :