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GRANDGOUJON

ce n’est plus la Justice que ça regarde : c’est le Ministère de la Guerre. Ce soir même, j’en parle au Cabinet. Mon vieux, ça me rend heureux de vous faire plaisir… Vous vous êtes dit : « Papa Creveau me prend pour une andouille ! Jamais il ne croira que je tiens à me faire tuer… » Pourquoi ? Vous avez une tête émue qui en dit plus long… que ce que vous pourriez dire !

Il eut encore un clignement d’œil, et, d’une voix de confidence :

— Vous êtes bien de votre génération, obsédé par la frousse du ridicule. Et vous aimez mieux sécher sur place, avec moi que vous connaissez depuis quinze ans, que de m’avouer : « Patron, je veux être en première ligne ! » Grandgoujon, il ne s’agit pas de plastronner, ni de se battre en gants blancs. Vous voulez faire votre devoir simplement, en courant le maximum de dangers ? Ça, ça s’exprime en prose, sans faux lyrisme… Demain vous serez muté…

Il se campa bien sur ses jambes, le bras tendu comme s’il requérait :

— La France n’a pas trop de soldats !

Puis, tenant Grandgoujon par la main, il le fit sortir, lui ouvrit la porte de l’escalier, et d’un ton tranquille :

— Ne me remerciez pas. Au revoir, mon vieux, et comptez sur Creveau.

Déjà la porte était refermée.

Grandgoujon descendit comme un automate : son corps allait sans qu’une idée le guidât. Il n’en avait qu’une, qui comprimait les autres, et