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GRANDGOUJON

parti est pris… Grandgoujon, vous êtes un gaillard, vous devriez être dans les tranchées depuis deux ans ; vous vous êtes défilé et conduit comme un cochon ; mais vous vous en apercevez ; j’aime ça. Un cochon conscient de sa cochonnerie n’est déjà plus qu’un quart de cochon. Mon vieux, je suis votre homme : dites ce que vous voulez.

Grandgoujon n’avait pas esquissé un mouvement, figé par une stupeur qui devenait de l’effroi. Chaque phrase l’assommait, et ce Creveau s’imposait par le geste comme par le mot. Grandgoujon était tremblant sur la porte : Creveau allait avec assurance à travers la pièce. Tout à coup il s’était accoudé à la cheminée, pour dire avec autorité : « Vous vous êtes conduit comme un cochon ! » Et il le menaça du doigt. Puis, tournant le dos, les épaules rondes, il avait lancé sourdement : « Le Gouvernement, je le vois et l’approche ! » Mais il revint sur Grandgoujon, pour continuer avec douceur :

— Mon vieux, je ne vous ai jamais trouvé supérieurement intelligent…

Ricanement léger.

— Je peux le dire sans vous froisser : on se connaît. Mais vous avez le cœur honnête. À la guerre, vous allez crever, il y a quatre-vingts chances sur cent. De ne pas y aller, vous crèveriez de dépit… ou d’autre chose… parce que… ma laitière, tenez, a un fils amputé ; ma marchande de journaux, son mari aveugle ; ma concierge, deux frères tuberculeux ; et ces fem-