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surprise d’abord, ensuite d’attendrissement. Lui-même, de bonheur, pleura toutes les larmes de son corps. Enfin, il épousa l’objet de ses vœux, et ce fut lui qui se donna. Étonné lui-même de l’ampleur terrible de son amour, impuissant à l’exprimer, il lut à sa femme ses poètes favoris, de Musset à Verlaine, d’une voix tour à tour enflammée, suave ou sanglotante. Candidement il lui apporta sa tendresse dans les chants les plus beaux de son pays. Mais grâce aux doux propos d’un ami psychologue, par un de ces matins de clarté que la Providence ne donne qu’à ses élus, il s’aperçut que… à force de ne pas être comme tout le monde, elle était sûrement plus sotte que beaucoup. Le soir du même jour il apprit qu’elle était enceinte. Ah ! Quelle joie ! Hélas ! la pauvre mourut en couches et l’enfant vécut deux heures. Dieu ! ce chagrin ! Grandgoujon hurlait : on l’entendit de toute la maison. Les bonnes chuchotèrent entre elles :

— Un homme qui pèse plus de cent, pensez ! Chez les gros, les douleurs, c’est terrible !

Puis il revint se consoler sur la poitrine de sa mère, qui déclara :

— Mon pauvre chéri, mon petit, — tu es toujours mon petit ! — il faut te distraire. Je ne veux plus que tu travailles !

Et elle le fit voyager.

Il oublia. Mais, délabré par son deuil, il revint un jour à ses habitudes, puis à ses études, comme un homme qui se sent un creux, s’assied à table, se jette sur son pain. Et il retrouva tout son goût