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L'ANARCHIE

n’a qu’une formule, cette formule n’a qu’un mot : JOUIR ! — Juste qui l’avoue ; imposteur qui le nie.

C’est là de l’individualisme cru, de l’égoïsme natif, je n’en disconviens pas, je le confesse, je le constate, je m’en vante ! Montrez-moi, pour que je l’interroge, celui qui pourrait s’en plaindre et me blâmer. Mon égoïsme vous cause-t-il quelque dommage ? Si vous dites non, vous n’avez rien à objecter, car je suis libre en tout ce qui ne peut vous nuire. Si vous dites oui, vous êtes un filou, car mon égoïsme n’étant que la simple appropriation de moi à moi-même, un appel à mon identité, une affirmation de mon individu, une protestation contre toute suprématie ; si vous vous reconnaissez lésé par l’acte que je fais de ma prise de possession propre, par la retenue que j’opère de ma propre personne, c’est-à-dire de la moins contestable de mes propriétés, vous avouez que je vous appartiens ou tout au moins que vous avez des vues sur moi ; vous êtes un propriétaire d’hommes établi ou en voie d’établissement, un accapareur, un convoiteur du bien d’autrui, un filou.

Il n’y a pas de milieu : ou c’est l’égoïsme qui est de droit, ou c’est le vol ; ou il faut que je m’appartienne, ou il faut que je tombe en la possession de quelqu’un. On ne peut point dire que je me renonce au profit de tous, puisque tous devant se renoncer comme moi, nul ne gagnerait à ce jeu stupide que ce qu’il aurait déjà perdu, et resterait par conséquent quitte, c’est-à-dire sans profit, ce qui rendrait évidemment cette renonciation absurde. Du moment donc que l’abnégation de tous ne peut profiter à tous, elle doit nécessairement profiter à quelques-uns ces quelques-uns sont alors les possesseurs de tous, et ce sont probablement ceux-là qui se plaindront de mon égoïsme. Eh ! bien, qu’ils encaissent les valeurs que je viens de souscrire en leur honneur.

Tout homme est un égoïste ; quiconque cesse de l’être est une chose. Celui qui prétend qu’il ne faut pas l’être est un filou.

Ah ! oui, j’entends. Le mot est mal sonnant ; vous l’avez jusqu’à ce jour appliqué à ceux qui ne se contentaient pas de leur bien propre, à ceux qui attiraient à eux le bien d’autrui ; mais ces gens-là sont dans l’ordre humain, c’est vous qui n’y êtes pas. En vous plaignant de leur rapacité, savez-vous ce que vous faites ? Vous constatez votre imbécillité. Vous avez cru jusqu’à ce jour, qu’il y avait des tyrans ! Eh bien ! vous vous êtes trompés, il n’y a que des esclaves : là où nul n’obéit, personne ne commande.

Écoutez bien ceci : le dogme de la résignation, de l’abnégation, de la renonciation de soi a été prêché aux populations. Qu’en est-il résulté ? La papauté et la royauté par la grâce de Dieu, d’où les castes épiscopales et monacales, princières et nobiliaires. Oh ! le peuple s’est résigné, s’est annihilé, s’est renoncé longtemps ; était-ce bon ? Que vous en semble ?

Certes, le plus grand plaisir que vous puissiez faire aux évêques un peu décontenancés, aux assemblées qui ont remplacé le roi, aux ministres qui ont remplacé les princes, aux préfets qui ont remplacé les ducs grands vassaux, aux sous-préfets qui ont remplacé les barons petits vassaux, et à toute la séquelle des fonctionnaires subalternes qui nous tiennent lieu de chevaliers, vidames et gentillâtres de la féodalité ; le plus grand plaisir, ai-je dit, que vous puissiez faire à toute cette noblesse budgétaire, c’est de rentrer au plus vite dans le dogme traditionnel de la résignation, de l’abnégation et de la renonciation de vous-mêmes. Vous trouverez encore là pas mal de protecteurs qui vous conseilleront le mépris des richesses au risque de vous en débarrasser ; vous trouverez là pas mal de dévots qui, pour sauver votre âme, vous prêcheront la continence, sauf à tirer d’embarras vos femmes, vos filles ou vos sœurs. Nous ne manquons pas, grâce à Dieu, d’amis dévoués qui se damneraient pour nous si nous nous déter-