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L'ANARCHIE

Je suis ; voilà un fait positif ; tout le reste est abstrait et tombe dans l’X mathématique, dans l’inconnu : Je n’ai pas à m’en occuper.

La société a toute sa raison d’être dans une vaste combinaison d’intérêts matériels et privés ; l’intérêt collectif ou d’État, en considération duquel le dogme, la philosophie et la politique réunis ont jusqu’à ce jour réclamé l’abnégation intégrale ou partielle des individus et de leur avoir, est une fiction pure, dont l’invention théocratique a servi de base à la fortune de tous les clergés, depuis Aaron jusqu’à M. Bonaparte. Cet intérêt n’existe pas en tant que législativement appréhensible.

Il n’a jamais été vrai, il ne sera jamais vrai, il ne peut pas être vrai qu’il y ait sur la terre un intérêt supérieur au mien, un intérêt auquel je doive le sacrifice, même partiel, de mon intérêt. Il n’y a sur la terre que des hommes, je suis homme, mon intérêt est égal à celui de qui que ce soit ; je ne puis devoir que ce qui m’est dû on ne peut me rendre qu’en proportion de ce que je donne, mais je ne dois rien à qui ne me donne rien ; donc, je ne dois rien à la raison collective, soit le gouvernement, car le gouvernement ne me donne rien, et il peut d’autant moins me donner qu’il n’a que ce qu’il me prend. En tous cas, le meilleur juge que je connaisse de l’opportunité des avances que je dois faire et de la probabilité de leur rentrée, c’est moi ; je n’ai, à cet égard, ni conseil, ni leçon, ni surtout d’ordre à recevoir de personne.

Ce raisonnement, il est non seulement du droit, mais il est encore du devoir de chacun de se l’appliquer ou de le tenir. Voilà le fondement vrai, intuitif, incontestable et indestructible du seul intérêt humain dont il faille tenir compte de l’intérêt privé, de la prérogative individuelle.

Est-ce à dire que je veuille nier absolument l’intérêt collectif ? Non, certes. Seulement, n’aimant pas à parler en vain, je n’en parle pas. Après avoir posé les bases de l’intérêt privé, j’agis à l’égard de l’intérêt collectif comme je dois agir vis-à-vis de la société quand j’y ai introduit l’individu. La société est la conséquence inévitable et forcée de l’agrégation des individus ; l’intérêt collectif est, au mêmes titre, une déduction providentielle et fatale de l’agrégation des intérêts privés. L’intérêt collectif ne peut être complet qu’autant que l’intérêt privé reste entier ; car, comme on ne peut entendre par intérêt collectif que l’intérêt de tous, il suffit que, dans la société, l’intérêt d’un seul individu soit lésé pour qu’aussitôt l’intérêt collectif ne soit plus l’intérêt de tous et ait, par couséquent, cessé d’exister.

Il est si vrai que l’intérêt collectif est une déduction naturelle de l’intérêt privé dans l’ordre fatal des choses, que la communauté ne me prendra mon champ pour y tracer une route ou ne demandera la conservation de ma forêt pour assainir l’air qu’en m’indemnisant de la façon la plus large. C’est ici mon intérêt qui gouverne, c’est le droit individuel qui pèse sur le droit collectif ; j’ai le même intérêt que la communauté à avoir une route et à respirer l’air sain, toutefois j’abattrais ma forêt et je garderais mon champ si la communauté ne m’indemnisait pas, mais comme son intérêt est de m’indemniser, le mien est de céder. Tel est l’intérêt collectif qui ressort de la nature des choses. Il en est un autre accidentel et anormal : la guerre ; celui-là échappe à la loi, il fait la loi et il la fait toujours bien ; il n’y a pas plus à s'en occuper que de celui qui est permanent.

Mais quand vous appelez intérêt collectif celui en vertu duquel vous fermez mon établissement, vous m’interdisez l’exercice de telle industrie, vous confisquez mon journal ou mon livre, vous violez ma liberté, vous me défendez d’être avocat ou médecin par la vertu de mes études privées et de ma clientèle, vous m’intimez l’ordre de ne pas vendre ceci, de pas acheter cela ; lorsqu’enfin vous appelez intérêt collectif celui que vous in-