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L'ANARCHIE

la société n’est pas un artifice, un fait scientifique, une combinaison de la mécanique ; la société est un phénomène providentiel et indestructible ; les hommes, comme tous les animaux de mœurs douces, sont en société par nature. L’état de nature est déjà l’état de société ; il est donc absurde, quand il n’est pas infâme, de vouloir constituer, par un contrat, ce qui est constitué de soi et à titre fatal. En second lieu, parce que mon mode d’être social, mon industrie, ma croyance, mes sentiments, mes affections, mes goûts, mes intérêts, mes habitudes échappent à l’appréhensibilité de toute stipulation ; par la raison simple, mais péremptoire, que tout ce que je viens d’énumérer est variable et indéterminé ; parce que mon industrie d’aujourd’hui peut n’être pas mon industrie de demain ; parce que mes croyances, mes sentiments, mes affections, mes goûts, mes intérêts, mes habitudes changent, ou chaque année, ou chaque mois, ou chaque jour, ou plusieurs fois par jour, et qu’il ne me plaît pas de m’engager vis-à-vis de qui que ce soit, ni par parole, ni par écrit, à ne jamais changer ni d’industrie, ni de croyance, ni de sentiment, ni d’affection, ni de goût, ni d’intérêt, ni d’habitude ; déclarant que si je prenais un pareil engagement ce ne serait que pour le rompre, et affirmant que, si on me le faisait prendre de force, ce serait la plus barbare en même temps que la plus odieuse des tyrannies.

Cependant, notre vie sociale à tous est engagée par contrat. Rousseau a inventé la chose, et depuis soixante ans le génie de Rousseau se traîne dans notre législation. C’est en vertu d’un contrat, rédigé par nos pères et renouvelé tout dernièrement par les grands citoyens de la Constituante, que le gouvernement nous enjoint de ne voir, de n’entendre, de ne parler, de n’écrire, de ne faire que ce qu’il nous permettra. Telles sont les prérogatives populaires dont l’aliénation constitue le gouvernement des hommes ; ce gouvernement, je le mets en question pour ce qui me concerne, laissant d’ailleurs aux autres la faculté de le servir, de le payer, de l’aimer, et finalement de mourir pour lui. Mais quand bien même tout le peuple français consentirait à vouloir être gouverné dans son instruction, dans son culte, dans son crédit, dans son industrie, dans son art, dans son travail, dans ses affections, dans ses goûts, dans ses habitudes, dans ses mouvements, et jusque dans son alimentation, je déclare qu’en droit, son esclavage volontaire n’engage pas plus ma responsabilité que sa bêtise ne compromet mon intelligence ; et si, en fait, sa servitude s’étend sur moi sans qu’il me soit possible de m’y soustraire ; s’il est notoire, comme je n’en saurais douter, que la soumission de six, sept ou huit millions d’individus à un ou plusieurs hommes entraîne ma soumission propre à ce même ou à ces mêmes hommes, je défie qui que ce soit de trouver dans cet acte autre chose qu’un guet-à-pens, et j’affirme que, dans aucun temps, la barbarie d’aucun peuple n’a exercé sur la terre un brigandage mieux caractérisé. Voir, en effet, une coalition morale de huit millions de valets contre un homme libre est un spectacle de lâcheté contre la sauvagerie duquel on ne saurait invoquer la civilisation sans la ridiculiser ou la rendre odieuse aux yeux du monde.

Mais je ne saurais croire que tous mes compatriotes éprouvent délibérément le besoin de servir. Ce que je sens, tout le monde doit le sentir ; ce que je pense, tout le monde doit le penser ; car je ne suis ni plus ni moins qu’un autre homme ; je suis dans les conditions simples et laborieuses du premier travailleur venu. Je m’étonne, je m’effraie de rencontrer à chaque pas que je fais dans la vie, à chaque pensée que j’accueille dans ma tête, à chaque entreprise que je veux commencer, à chaque écu que j’ai besoin de gagner, une loi ou un règlement qui me dit : On ne passe pas par là ; on ne pense pas ainsi ; on n’entreprend pas cela ; on