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LES MYSTÈRES DE L’ILE SAINT-LOUIS

Montpensier, je ne suis plus le fier, le brillant Lauzun ! Voilà où devait me conduire cette ambition sans frein et sans bornes, hideuse maîtresse que j’ai appris à maudire dans mon cachot ! Oui, je dois murer ici ma vie, j’habiterai ce sépulcre. Sans ce bal que je leur ai donné l’autre jour, qui serait venu me visiter ? Tout est dit pour moi, oui, j’en ai fini avec le monde. Et cependant mon parti était bien pris, continua Lauzun en s’animant, oui, je comptais paraître, au jour nommé, à Versailles, devant le roi, nom plus avec mes habits de cour étincelants, radieux, mais avec l’humble manteau de captif qui couvrit souvent à Pignerol ma souffrance et ma misère ! Qu’auraient-ils dit alors, ceux qui me raillent, me haïssent, de me voir ainsi avec la défroque d’un misérable ? En m’apercevant ainsi, le roi eût compris ce que c’est que la prison… et le roi ne le sait pas ! Parmi tous les courtisans, pas un n’eût songé, je pense, à me reconduire dans son carrosse ; mais tous m’eussent plaint, oui, je le crois ; le Dauphin surtout, le Dauphin, car il est bon.

Une larme involontaire roula sur la main du comte, une larme de dépit et de douleur.

— Je ne suis point fait pour cette vie obscure, dit-il en se relevant ; oui, ce sacrifice est au-dessus de mes forces. Je saurai leur montrer que je suis encore Lauzun !

Il se leva et courut s’examiner à l’une des glaces de l’appartement.

Par une de ces hallucinations fantasques où l’esprit se sent tout d’un coup emporté sans pouvoir les définir, il se revit jeune, brillant, entouré de regards adulateurs. Le roi lui-même l’enviait.

C’était un carrousel inouï, magique, une danse ardente dont le comte était le centre…

Les plus divines beautés descendues des toiles de Mignard laissaient tomber sur lui le feu de leurs prunelles diamantées, la musique, les parfums et les sourires l’enivraient…