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LES MYSTÈRES DE L’ILE SAINT-LOUIS

y mener la vie brillante et désordonnée qui semblait une nécessité de sa nature.

Une armée de valets campaient dans son vestibule, il avait des chevaux et des palefreniers de toute sorte.

Les plus rares peintures ornaient sa galerie, son chiffre avait détrôné bien vite celui de Gruyn, sa livrée et ses équipages faisaient mettre aux fenêtres les naïfs bourgeois de l’île quand il passait.

Si le dehors de l’hôtel n’avait subi aucun changement, il devenait en revanche impossible de rien connaître aux distributions intérieures.

Des glaces, des jets d’eau, des serres ornées des fleurs les plus rares du tropique dénaturaient le local, et en faisaient une sorte d’Eldorado fabuleux.

Divers escaliers menaient aux appartements ; les boudoirs eux-mêmes possédaient plusieurs issues.

À certaines heures du jour, le son des musiques et des instruments récréait si bien l’ouïe des habitants du quartier, qu’il s’opérait dans les boutiques une véritable désertion.

Le jeu le plus effréné était devenu surtout l’occupation incessante du comte, auquel le prince Philippe de Savoie[1] pouvait seul alors tenir tête. Heureux et beau joueur, Lauzun, qui eut toujours le rare mérite de prêter volontiers à ceux qu’il avait dépouillés, devait attirer bien vite dans sa maison un monde immense de joueurs. Depuis trois semaines qu’il était rentré dans Paris, ses tables dorées ne désemplissaient pas : le duc d’Orléans, chez qui Lauzun jouait autrefois, vint lui-même jouer chez lui[2].

  1. Le prince Philippe de Savoie gagna à Lanzun, en 1686, dans une séance, plus de dix mille pistoles, qu’il paya sans vouloir de composition.
    (Dangeau, 19 août 1686.)
  2. Il y a lieu de penser que le boucher Tiber, à qui on pardonnait, en faveur de sa richesse et de son goût pour le jeu, sa toilette négligée, est venu lui-même, avec son tablier blanc et sa camisole rouge, jeter son or sur les tables de Lauzun. Ce boucher jouait un