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LES MYSTÈRES DE L’ILE SAINT-LOUIS

mes créanciers, reprit Lauzun avec enjouement. Cependant rappelle-toi les paroles de ce personnage singulier quand nous sortîmes tons deux de Pignerol. Tu sais que le pont-levis à peine baissé…

— Il s’approcha de notre équipage, c’est vrai. Je le vois encore, il avait l’air d’un prophète. Les cheveux hérissés, la barbe inculte, il se pencha à la portière du carrosse et vous jeta quelques mots qu’il me fut impossible de recueillir… Il prenait mal son temps, nous étions pressés, car nous sortions de prison.

— Oui, mais cette nuit même… cette nuit… au bout de ce corridor… Il m’a répété juste dans mon hôtel ce qu’il m’avait dit là-bas ; que je trouvasse bon qu’il s’invitât désormais à toutes mes fêtes ; qu’il avait l’œil sur moi, et que cet œil ne me quitterait plus à dater de ma rentrée dans Paris.

— Voilà, par ma foi, un homme sans gêne, poursuivit Barailles ; est-il seulement de noblesse pour oser parler de la sorte à monsieur le comte ? J’ai ouï conter à M. de Coylin qu’il n’avait parlé qu’une fois dans sa vie à un fantôme, mais qu’à son air seul il avait bien vu que ce n’était pas là un spectre de robe ou un maltôtier, il portait son écusson d’armes au beau milieu de la poitrine, et saluait poliment… pour un fantôme[1].

— Celui-ci, Barailles, n’est pas un spectre ordinaire. Il m’a laissé une Bible, tu le sais, et c’est à coup sûr une ombre qui lit ses Heures…

— Quelque pauvre moine de la terre sainte, qui compte sur votre appui près de Mademoiselle. Comment vous, monsieur le comte, vous pourriez donner quelque attention…

— Écoute donc, si j’allais ne pas être heureux dans cette rencontre ! Sais-tu bien que de longtemps…

— Vous n’avez tenu une épée ? Parbleu ! monsieur le comte, je ne voudrais pas être au bout de la vôtre !

— Tu me flattes, je le crains bien, mon cher Barailles.

  1. Voir dans Saint-Simon.