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LES MYSTÈRES DE L’ILE SAINT-LOUIS

la résolution et le courage ? Croyez-le, monsieur, vous êtes malheureux de ne point connaître un pareil abri, et moi qui vous parle, oh ! je suis plus malheureuse encore de l’avoir à jamais perdu !

— Ah ! vous avez perdu votre père ?

— Perdu, oui, monsieur ; oui, perdu par l’injustice et la malignité des hommes.

— Votre père !

— Hélas ! aujourd’hui il ne m’est plus même permis de me réfugier dans sa mémoire, comme un abri sacré ; ils ont voulu la ternir, et ils y ont réussi.

— Pauvre enfant !

— Mais c’est un secret terrible… un secret que je ne puis révéler !

L’animation étrange avec laquelle la jeune fille venait de prononcer ces paroles, avait fait passer dans l’âme du vieillard une partie du feu qui la consumait. Vaincu par ce contact électrique, il la regardait dans un muet attendrissement. La situation de celle qui lui parlait, son trouble, sa pâleur, son deuil surtout, en faisaient pour Leclerc un objet de compassion ; sous sa brusquerie apparente, Leclerc cachait une âme généreuse, seulement cette âme le malheur l’avait aigrie.

— Morbleu ! s’écria-t-il, il ne sera pas dit qu’une fille aussi intéressante que vous m’aura imploré en vain ! Dussé-je, au besoin, vous faire passer pour la mienne, et je le ferai, c’est le seul parti raisonnable… il faudra bien qu’ils se taisent. Après tout, mademoiselle, je suis libre de mes actions. Voilà qui est donc entendu, vous êtes ma fille.

— Moi, moi ? reprit-elle en laissant échapper un cri de joie ; oh ! monsieur, comment pourrais-je m’acquitter ?…

— Par votre discrétion, ma chère demoiselle, puis par votre conduite. Le pavé de cette grande ville est glissant, et il ne manque pas de beaux seigneurs dans les filets desquels vous pourriez laisser vos plumes. Mais votre tendresse