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LES MYSTÈRES DE L’ILE SAINT-LOUIS

moi que Rancé ait un habit de prieur ? Mon chemin est celui de Buckingham, de Concini, de Cinq-Mars. Seulement, j’étais jadis le favori de Sa Majesté ; aujourd’hui c’est ma faveur qu’on briguera : je suis plus riche qu’un prince ! Voyez si le bonheur ne m’a pas suivi : Fouquet, le surintendant, est mort de sa chute et de ses blessures, les miennes me font revivre plus fort, plus audacieux que jamais ! Cet hôtel sera pour moi comme un fort inaccessible ; là, se passeront d’étranges drames ; les murs en sont épais, ils étouffent bien des soupirs. Ma thébaïde, à moi, sera brillante, fastueuse, la Seine elle-même reflétera sa grande ombre ; à défaut de Versailles, j’aurai encore des admirations et des envies. J’y serai seul, bien seul. J’en écarterai tout ce qui sent les conseils et la sagesse : ma mère d’abord, ma mère à qui chacun de mes désordres retombe sur le cœur ; puis ces hommes droits dont la parole seule est une censure. Il me faut des vices et des passions d’éclat, je ne dois point déroger au Lauzun des premiers jours ! — Ainsi disiez-vous dans votre incurable folie.

— Je vous remercie, monsieur, de vous être fait ainsi le confident de mes plus secrètes pensées, répondit le comte avec un sourire ironique.

— Ainsi disiez-vous, poursuivit Saint-Preuil, comme si le ver ne rongeait pas les plus sûres solives, comme si le flot ne minait pas peu à peu, comme si la mort n’établissait pas partout son royaume et sa menace ! Monsieur de Lauzun, regardez celui qui vous parle. Pensez-vous d’aventure qu’il ait toujours ignoré la langue des hommes, qu’il ait scellé de bonne heure et volontairement sur lui la pierre du sépulcre

? Demandez à Nîmes, à Montpellier, aux échos du Languedoc et des Cévennes ! Ils vous répondront que, jeune encore, il passa ses heures entre les folles joies et la licence, voluptueux d’abord, puis blasphémateur effréné, défiant la foudre elle-même de faire trembler le cornet de jeu placé dans sa main ; puis, bientôt emporté par la fureur la plus aveugle, celle d’un religionnaire obstiné, in-