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LES MYSTÈRES DE L’ILE SAINT-LOUIS

la cour prendraient le deuil ! Quoi ! vous, monsieur le comte, vous qui dansez la courante comme personne, vous que je vois toujours au camp des Brouettes avec votre ruban couleur de feu noué sur la gorge, et votre cocarde qui faisait tant de jaloux ; vous que la princesse de Nemours joua et perdit au jeu, vous iriez volontairement vous rayer du livre des fêtes, du livre de la cour, si beau, si splendide encore pour vous !

— C’est un livre que je sais par cœur, mon cher Barailles, et c’est bien le livre le plus ennuyeux, le plus plat.

— Tenez, monsieur le comte, voulez-vous que je vous dise toute ma pensée ? Vous êtes comme les gens qui ont trop bu ou les danseurs qui ont trop dansé, vous êtes las. Par ma foi ! je commence à croire que vous ne valez plus rien, et je vous le dis en franc Alsacien que je suis. Est-ce bien là l’homme qui crevait trois chevaux par mois, et sautait un fossé de vingt pieds de profondeur pour baiser le bout de l’écharpe de madame de Guiche ? Et vos parties de chasse dans la forêt d’Eu, vos soupers aux Barreaux verts, votre vie prodigue dans la maison que vous louait le surintendant ? Vous êtes bien déchu dans mon esprit. Parce qu’une petite fille à laquelle vous ne songiez guère à Pignerol, et qui vous a jeté je ne sais quel sort à Paris, s’avise de vous tenir tête, vous voilà aussi interdit qu’un provincial à sa première glissade au passe-pied d’un salon. Pour ma part, je demeure bien convaincu que cette petite sait mieux son monde ; je n’en veux pour preuve que ce grand escogriffe d’homme avec lequel je me suis rencontré à califourchon sur le mur de ce jardin chez le financier Leclerc, et que j’ai bien reconnu… Il ne venait pas là, je pense, pour émonder les espaliers du bonhomme… Vous verrez qu’il sert les amours de quelque rival.

— Tu pourrais supposer ?…

— Tout, monsieur le comte. Sachez d’abord que cet