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LES MYSTÈRES DE L’ILE SAINT-LOUIS

rait me justifier à ses yeux, car, je le sens bien, personne ne m’aime, personne n’a pitié de moi. Oh ! je suis bien malheureux !

Les larmes du jeune homme avaient coulé en abondance après son récit. Henri ne craignait pas de pleurer devant une femme. Il est des instants où les cœurs faits de l’acier le plus fort se brisent comme un roseau.

Encore atterrée de la scène du matin, Paquette observait le fils de Leclerc dans un silence attendri. Cette noire tristesse et ce découragement précoce l’épouvantaient. Un père entraîner son fils dans cette horrible affliction, un pareil jeune homme humilié, repoussé. Une voix lui criait de venir au secours de cette douleur ; elle s’approcha de Henri avec une grâce indicible.

— Vous devez, lui dit-elle, accuser le hasard, monsieur ; il me traite mieux, jusqu’à présent, moi qui ne suis ici qu’une étrangère.

— Une étrangère, vous reprit Henri d’un air égaré ; ne m’a-t-il pas dit qu’il vous appelait sa fille ?

— Dès lors, Henri, je suis votre sœur, convenez-en, ajouta-t-elle avec un sourire qu’eussent envié les anges.

— Ma sœur ? demanda-t-il. Quoi ! vous pourriez un jour me plaindre, me consoler ; vous pourriez…

Henri s’arrêta ; il allait lui-même donner l’essor à une pensée trop prompte à s’échapper de son cœur ; il l’y retint prisonnière. Il regardait Paquette comme il avait déjà regardé plus d’une fois une éclaircie du ciel au milieu d’un jour d’orage.

Pour elle, toute son âme contenait à peine sa joie. Elle venait d’apprendre de la bouche même de Henri qu’elle avait dans le monde un ami noble, généreux. Invisible ou présent, cet ami la rassurait. Et puis cette affliction si cruelle à consoler, cette injustice à réparer l’exaltaient. Elle promit à Henri de parler pour lui à son père, et cela tout de suite, afin qu’il ne se désolât plus. Dût-elle s’expo-