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LES MYSTÈRES DE L’ILE SAINT-LOUIS

pelez-vous nos heures et nos jours passés ensemble, vous ne demandiez pas alors les biens périssables et mensongers. Votre bourse était souvent un meuble inutile, vous la jettiez gaiement au premier pauvre qui passait, au bohême chantant un air, à la jeune fille marchant pieds nus. Heureuse vie ! heureux temps ! Vous n’étiez point alors épris de ce qui rayonne et qui aveugle, d’une plume de coquette, d’un carrosse, d’un éventail ! Non, mais vous étiez bon, généreux et simple comme doit l’être un grand cœur. Assis à ma petite fenêtre, vous écoutiez les chants qui vous distrayaient et vous plaisaient, vous ne portiez pas envie aux dentelles et aux rubans des seigneurs. Nous sommes du peuple, ami, vivons et mourons chez le peuple. Moi aussi, croyez-le, j’ai rêvé comme vous, et peut-être même je rêve encore un horizon plus fier et plus large. Ces murs me font mal comme ceux d’une prison, leur voûte me pèse, je voudrais me faire des ailes ! Mais si je fuyais, Charles, si j’oubliais, hélas ! l’hospitalité généreuse de votre père, ah ! que dirait-on de moi ? Et cependant, voyez, tel est l’aveuglement insensé de mon amour, que partout où vous irez, je veux aller et je dois courir. Je vous aime comme une amie, comme une sœur, comme une amie qui vous plaint. Jeune et plus jeune que vous, je devine à quels orages vous allez vous voir exposé, je réclame à l’avance une part dans vos chagrins. Tout me dit que bientôt nous devons nous séparer, tout m’avertit que vous en aimez une autre. Mais, du moins, ô Charles, par tous les nœuds si doux de notre amitié, jurez-moi que vous songerez toujours à la pauvre Mariette ! Orpheline, je ne puis prétendre à vous, tout me fait un devoir d’imposer silence aux voix de mon cœur, et cependant je vous aime ! À votre tour, Charles, aimez-moi un peu, car, si vous savez ce qu’est l’amour, vous ignorez encore ce qu’est le désespoir, la plus vraie, la plus profonde des misères ! Vous avez parlé de fuir, ah ! rétractez ici ces douloureuses et amères paroles ! Ayez pitié de moi et de vôtre père, votre départ nous tuerait.