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LES MYSTÈRES DE L’ILE SAINT-LOUIS

m’occupe. Hier encore, vous m’en avez muni la poche assez largement, cet argent je l’ai encore… Non ce n’est pas cela, reprit Charles avec un soupir.

— Alors, tu es amoureux ! J’y suis… cette dame sous les fenêtres de laquelle on t’a trouvé près d’ici… Quelque comédienne, mon pauvre garçon ! Ce sera Bellerose qui t’en aura procuré la connaissance… Misérable pratique qui me paie en monnaie de singe ? Je vais lui dresser son état de compte, et dès demain…

— Mon père, objecta Charles, laissez-là Bellerose qui n’est pour rien dans ceci… Ne voyez-vous pas que vos suppositions augmentent le chagrin de Mariette ? ajouta le jeune homme en baissant la voix.

— Eh bien, oui ! reprit maître Philippe en s’exaltant, tu es un ingrat, tu fais le désespoir de Mariette !

— Mon père…

— Ne t’excuse point, tu mentirais. Va, tu n’es pas digne de l’amour de cette enfant ! Quand je me prenais à vous regarder tous deux, si frais, si gentils, je me suis dit bien des fois : voilà pourtant deux tourtereaux que j’élève là ! Mariette n’a pas de fortune, c’est vrai, elle est orpheline, c’est vrai encore, mais moi j’ai du bien, et si elle t’aime !… Enfin, ce n’est pas l’argent, comme on dit, qui fait le bonheur. Mais tu es ambitieux, tu lis des romans où des hallebardiers épousent des princesses ! Tu vas courir le guet, et tu te morfonds sous les balcons ! Charles, mon ami, tu n’es qu’un fou !

— Un fou ! cela est vrai, murmura le jeune homme avec tristesse. Vous avez raison, mon père, je ne dois aspirer à rien dans ce monde, j’y dois vivre obscur, humilié, méconnu. Est-ce donc ma faute pourtant si je me sens né pour de grandes choses ? Parce que je suis votre fils, suis-je condamné pour toujours aux rebuts et aux dédains ? Qui donc a mis le premier en moi ces germes d’ambition, de révolte contre le monde ? Qui m’a le premier donné des maîtres ? Je suis las, sachez-le, d’une vie stérile et désœuvrée ;