Page:Beauvoir - Les mystères de l’île Saint-Louis, tome1.djvu/68

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
62
LES MYSTÈRES DE L’ILE SAINT-LOUIS

qui venait de se passer dans le cabaret de maître Philippe lui semblait encore un rêve. Cet inconnu, dont il avait pris la défense, avait reçu une bourse de la comtesse ; il venait de la sauver, et cette action généreuse l’avait perdu. Où l’avait-on conduit ? chez la duchesse peut-être ! Était-ce un de ces galants aventuriers d’Italie, la patrie des femmes et du soleil, qui ne marchent jamais sans la guitare et l’épée ; un soupirant de cette dame, que Charles jusque-là avait à peine entrevue ? Le fils du cabaretier de la Pomme de pin enviait presque sa disgrâce, car le malheur est souvent, auprès des femmes, la meilleure des recommandations, et Charles Gruyn eût donné tout au monde pour se voir conduit sous pareille escorte chez la duchesse.

Ainsi placé devant Mariette, Charles osait à peine interroger les battements de son cœur. À l’aspect de cette jeune et jolie fille, il se sentait ému et troublé, si troublé, qu’il osait à peine lever sur Mariette son regard déconcerté… Il se disait peut-être que si Mariette l’aimait, cet amour dont il ressentait déjà l’atteinte pour une autre était un crime. Il éprouvait alors un chagrin réel et profond. Depuis deux ans environ que Mariette avait été recueillie par maître Philippe, il ne s’était guère, en effet, passé de jour où Charles n’échangeât avec elle de douces et naïves confidences. Dans ce cabaret sombre, enfumé, ouvert à tous, la présence de cette belle et sereine enfant était, il faut bien le dire, un de ces contre-sens grossiers dont La délicatesse la plus émoussée s’étonne. Mariette semblait plus faite, à coup sûr, pour habiter les murailles dorées d’un palais que pour s’étioler, comme une noble fleur, dans ces ténèbres. Elle avait en elle un fond de grâce et de courage inexprimable ; elle ne se plaignait pas de sa condition, elle en souffrait. En la retrouvant, cette nuit-là, pensive et triste, Charles ne pouvait s’empêcher de songer au jour où maître Philippe l’avait-introduite dans sa maison ; il la revoyait avec ses pendants d’oreille en verroterie et son petit tablier de bohémiennE… Un jour que son père traversait le marché Neuf, le son