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LES MYSTÈRES DE L’ILE SAINT-LOUIS

retier portait en effet, ce soir-là, un charmant justaucorps fleur-de-seigle ; il avait les rubans, les aiguillettes et la fraise. Ses manches à lames d’argent, tailladées à l’espagnole, laissaient deviner aisément des membres robustes, et les pratiques de maître Gruyn ne se rappelaient pas sans un certain plaisir les joutes soutenues par lui, l’année précédente, sur la Seine, au bas du pont Notre-Dame, devant les maîtres échevins de la ville. Dans tout le quartier de l’île, il était, cité à la fois pour son bon cœur et pour sa force. La sévérité de maître Philippe lui reprochait bien cependant quelques peccadilles. Il fréquentait trop les comédiens de la troupe Turlupin, jouait à la paume avec les pages du cardinal, et ne traversait guère le pont Neuf sans s’arrêter devant les tréteaux de Scaramouche.

Il n’était pas sûr que de temps à autre Bellerose ne lui eût point fait jouer la comédie. Au lieu de servir les chalands de la Pomme de pin, il s’amusait le plus souvent à pincer du luth, ce qui déplaisait fort à maître Philippe, son père, mais ce qui, en revanche, charmait infiniment Mariette. Un jour, il avait supplié Boisrobert de lui apprendre à faire un sonnet ; l’abbé avait eu la patience de lui en corriger chaque rime. Il ne manquait jamais, le dimanche, d’aller entendre l’orgue des Célestins, ce qui ne l’empêchait pas, le reste de la semaine, de lire des romans de chevalerie. Le pauvre jeune homme se sentait enfin profondément humilié de vivre au sein des futailles. Son humeur chatouilleuse lui avait déjà attiré quelques disputes ; il avait même rudoyé certain Gascon qui prenait le menton à Mariette. Mais à ces premières effervescences d’écolier succédait, depuis un mois environ, un étrange accablement. Mariette trouva son livre ouvert à la même page ; des pensées nouvelles, inquiètes, le dominaient. Il eût voulu marcher l’égal de ces seigneurs, dont il n’était, après tout, que le valet, lui, le fils d’un homme déjà connu cependant pour sa fortune. Ce comptoir enfumé, ces nappes rougies, ce choc importun des verres, ces chansons de lansquenets ivres, ces sonnets