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LES MYSTÈRES DE L’ILE SAINT-LOUIS

nua-t-il en frappant la table du pommeau de son épée, qu’on me montre un heureux, et j’y croirai, à la vie !…

— Hélas ! monseigneur, dit Gérard avec un soupir, je n’ai guère le droit de vous prêcher ici en faveur de la vie, moi qui vous parle, et cependant, voyez-vous, non, je ne me noierais pas.

— Cela veut dire que tu n’en aurais pas le courage.

— Je suis aussi courageux qu’un autre dans l’occasion ; mais c’est un péché.

— Un péché, dis-tu ?

— Oui, c’est un péché que de disposer ainsi de soi-même ; comme si derrière nous, nous ne laissions rien !… Allons donc ! mais cela n’est pas possible… Tenez, monseigneur, on oublie toujours en partant quelqu’un que l’on aime ou qui vous aime. On a une mère, une sœur, une femme ou un ami.

— Je n’ai rien de tout cela, brave homme ; la famille est le plus gênant des attirails quand on veut se jeter en Seine. Je n’ai pas même un chien pour ami ; mais en revanche, j’ai là, sur le cœur, des choses qui m’empêcheraient de remonter sur l’eau si jamais je devais y revenir.

Gérard considéra l’Italien avec une sorte de frayeur superstitieuse. Il avait souvent ouï parler d’une armée occulte de bravi que le cardinal entretenait à sa solde ; c’étaient des Padouans, des Vénitiens, des gueux de Mantoue et de Naples. Il attacha sur l’inconnu un regard insistant. Mais les prunelles bordées de cils gris du vieillard furent bientôt forcées de s’incliner devant la flamme électrique qui jaillissait des yeux de l’Italien ; il resta confus et tremblant devant cet homme. Était-ce un véritable dépit d’amoureux, un désespoir de joueur, ou le remords qui poussait l’étranger à une résolution pareille ? L’inconnu s’était accusé trop franchement devant lui pour que Gérard ne dût pas le croire sous l’obsession de quelque délit ; il n’hésita donc pas à lui demander si d’aventure il s’était battu en duel, contrairement aux édits du cardinal.