Page:Beauvoir - Les mystères de l’île Saint-Louis, tome1.djvu/245

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
238
LES MYSTÈRES DE L’ÎLE SAINT-LOUIS

folles, brûlantes, à vos souvenirs paisibles et souriants d’autrefois : votre ciel était d’azur, il est troublé à cette heure. Le souci vous ronge ; il étend les rides sur votre front. Ces femmes si belles, si divines, ne vous paraissent plus que des courtisanes fanées, dryades complaisantes qui enlacent le voyageur, hôtesses d’un jour qui vous ont hébergé comme tant d’autres ! Vous avez honte de vous et d’elles, j’en suis certain. Moi qui vous en parle ici, j’ai bu à leur coupe, j’ai dormi sous leurs bois de chênes et d’yeuses ; elles m’ont, croyez-le, bercé comme vous de douces paroles ! Rêves creux que tous ces rêves ! J’en suis revenu au seul amour de ma vie, à mon premier, à mon seul amour ! C’était, monseigneur, une fille aussi pure, aussi adorable que Mariette ! elle avait alors son âge. Aussi je l’ai aimée, aimée au point d’en devenir fou ! Pendant que vous parcouriez cette Italie où je suis né, pendant que vous étiez en ce lieu l’esclave d’une grande dame qui ne peut vous aimer comme la pauvre Mariette, éveillé dès l’aube, songeant à l’idole de ma jeunesse, j’en perpétuais ici même le souvenir… Oui, continua Pompeo, le culte de ma vie, mon culte le plus cher est là… Levez seulement ce voile, et vous le verrez ; je ne connais pas encore la comtesse de San-Pietro, mais elle ne saurait à coup sûr être plus belle.

Irrité d’abord contre Pompeo, Charles s’était surpris à l’écouter, tant ses paroles avaient un caractère solennel d’ardeur et de passion ; il souleva d’une main tremblante le rideau qui cachait la toile. Un cri étouffé s’échappa de sa poitrine, il avait reconnu Teresina.

Sa pâleur, son trouble échappèrent à Pompeo, qui, tout entier à ses souvenirs, étreignait encore une fois du regard ce divin portrait comme une lueur qui va s’éteindre. De son côté, Charles ne pouvait comprendre comment un pareil homme avait pu jamais aspirer à la duchesse ; il le contemplait avec une rage mêlée de stupeur. Un instant il voulut s’élancer sur lui, mais cette imprudence eût pu le perdre à jamais ainsi que Teresina. Refoulant en son cœur