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LES MYSTÈRES DE L’ILE SAINT-LOUIS

en cet endroit ; j’eusse alors cédé mon fonds et je me serais établi en ce lieu avec Charles et Mariette.

Le bonhomme essuya une larme furtive, il se détourna ; le broc matinal faisait le tour des tables, les ouvriers donnaient à leur gaieté franche un libre essor. Tout d’un coup, au milieu de ces figures barbouillées de plâtre et de lie, le visage de Pompeo se fit jour ; une exaltation bizarre semblait l’agiter. Il se dressa devant cette troupe joyeuse comme un spectre.

— Un palais ! demanda-t-il en frappant la table du poing. Qui fait donc bâtir un palais, avez-vous dit ? Moi qui vous parle, moi aussi j’ai eu un palais, un palais resplendissant d’or et de peinture. Mais aussi je ne laissais pas à un cupide architecte le soin de le décorer, j’étais là… Oui, je me trouvais levé dès l’aube, je trempais mes lèvres dans le verre de mes maçons, j’étais maçon avec eux ! Mon palais !… Oh ! c’était là un palais ! Je l’avais peuplé de nymphes et de fresques allégoriques ; sur un signal de moi, les amours étaient venus se suspendre à son plafond lumineux. Mon palais à moi, mon palais de Florence, mon beau palais ! c’était un hamac doré auprès de l’Arno, de bruns esclaves m’y servaient, de blondes déesses y buvaient le vin de Chypre. L’ébène, l’ivoire, la laque et les jaspes y récréaient le regard, les roses l’embaumaient, les lévriers, les faisans encombraient ses cours et ses jardins. J’avais alors un blason, et ce blason luisait partout, sur le granit, sur l’émail et sur la toile. C’était là un gîte de prince ou de roi, son éclat éblouissait. La main du génie en avait fait un monde unique, une galerie que m’eût enviée l’empereur. Maintenant, à celui qui chercherait seulement mon nom, un valet nouveau ne répondrait qu’avec un rire moqueur ; il montrerait mon chiffre et mon blason effacés, il dirait à ce visiteur inattendu qu’il y a longtemps que je suis mort. Temps heureux, temps envolé, que celui où, le pied sur l’échelle, j’allais dès le matin examiner de près le travail de la ciselure ou du pinceau, poursuivant toujours