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LES MYSTÈRES DE L'ÎLE SAINT-LOUIS

Philippe Gruyn, armé de sa longue pipe hollandaise, humait l’air du matin devant son comptoir.

Maître Philippe Gruyn était cependant bien changé.

Était-ce la vieillesse ou le chagrin qui creusait autour de ses yeux ce cercle bleuâtre, indice de la douleur et de la fatigue ? Avait-il éprouvé quelque revers, ou bien son corps robuste se ressentait-il des atteintes communes à son âge ? Nul, excepté maître Philippe Gruyn, n’eût pu le dire.

Sa chatte Marmousette avait l’air de s’ennuyer comme une ancienne pratique ; les garçons du cabaret nettoyaient à peine les brocs et les tables, et les barreaux vénérables de la Pomme de pin étaient voilés çà et là de larges toiles d’araignée.

— Maison déserte ! maison sans âme ! dit maître Philippe en frappant du pied ; depuis qu’il est parti, rien ne nous succède à bien ! Et cependant, les ouvriers de ce seigneur inconnu…

— De qui donc voulez-vous parler, mon père ? demanda au vieillard la gente et douce Mariette.

— D’un cavalier italien qui fait bâtir, ma fille, le beau palais que voilà. Palais fantasque, ajouta maître Philippe, idée de fou qu’on ne mènera jamais à bien. Sur l’emplacement de ces marécages, la scie élève chaque jour son cri strident ; les marbres les plus rares sont, tu le vois, apportés à grands frais de Milan ou de Venise. Et c’est un comédien, je devrais dire un ignorant, qui se trouve chargé de ce travail. Ne l’as-tu donc pas vu trancher, vis-à-vis de ses ouvriers, du grand seigneur ? commander et régner depuis six mois ? C’est ma ferme croyance que ce coquin se sera faufilé dans les bonnes grâces d’un noble. Et quand je pense, Mariette, que c’est lui qui a, le premier, égaré mon fils, qui lui a soufflé toutes ses folies, tous ses vices !

— Arrêtez, mon père ; Bellerose est honnête homme. Poëte et fou, c’est possible, ne lâchant jamais pied devant les vagabonds, les vauriens ; un peu ferrailleur à l’exemple de son ami la Ripaille, mais incapable d’avoir entraîné