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LES MYSTÈRES DE L’ILE SAINT-LOUIS

gné l’avant-veille des sommes fabuleuses, le tout parce qu’il tenait la banque à côté d’elle ; la veille on allait peut-être saisir son palais, maintenant il pouvait braver l’infortune, il avait réalisé un rêve brillant, il était riche ! Jeune et riche, ce sont là deux grands bonheurs, ajouta Giuditta. Il est vrai, reprit l’insidieuse conseillère, que la duchesse de Fornaro est loin d’être pauvre ; mais au premier jour un mari peut se présenter, un homme insinuant peut conquérir cette fortune… Charles se sentit blessé des réflexions de Giuditta ; sa condition, après tout, était sujette au hasard comme la sienne. Échapper aux bienfaits onéreux de la duchesse lui semblait depuis longtemps l’effort d’un noble cœur ; non-seulement il rêvait l’indépendance, mais il eût voulu voir Teresina misérable et délaissée, pour lui créer un palais comme l’un de ces magiciens fantastiques dont l’éblouissante baguette sillonne les comtes de fées. Avec les habits nouveaux qu’il portait, Charles avait senti se glisser dans son cœur d’orgueilleuses et folles pensées. Dominer la foule comme les seigneurs qui l’entouraient, parler haut, briller à Paris ou à Florence, devenait le rêve de sa jeune ambition ; les mots échangés entre Giuditta et lui l’affermissaient dans cette subite résolution de tenter fortune. Chacun de ces nobles s’était empressé de le choisir pour banquier ; l’or et l’argent couvraient déjà les tapis… Le flot des joueurs l’enlaçait et le pressait.

Par un élan spontané, Charles Gruyn chercha des yeux la duchesse…

Il ne la vit point, soit que le tumulte du bal la lui cachât, soit que le voile qui commençait déjà à s’épaissir sur ses yeux confondît pour lui ces silhouettes légères de la fête.

Cependant les joueurs formaient cercle autour du jeune homme, les uns légers, d’autres graves les uns pareils à ces beaux cavaliers à rubans dont les peintres hollandais n’ont jamais manqué d’entourer l’Enfant prodigue ; les autres, spectres vivants, que Buonarroti eût placé dans son enfer…