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LES MYSTÈRES DE L’ILE SAINT-LOUIS

sans s’arrêter aux brillants ouvrages en marqueterie de Benoit de Maiano ; il passa rapidement devant les peintures de François Salviati ; puis il prit haleine devant une série de portraits dont presque tous représentaient les Médicis dans la grande galerie.

— Des marchands de blé devenus ducs et rois de leur ville, pensa-t-il ; des maîtres abhorrés ou bénis tour à tour, trop heureux d’avoir rencontré un Michel-Ange ! En voyant ce palais et ces toiles dédaigneuses, je songe au banc de pierre que l’on m’a montré l’autre jour dans une rue de Florence, et sur lequel Dante venait s’asseoir ; c’est là que, vis-à-vis des factions, il rêvait l’Enfer ! Et moi, comment me trouvé-je tout à coup en cette fête brillante ? Suis-je seulement un ami de Pétrarque oui un admirateur de Machiavel ? Quelle pensée généreuse fait battra mon sein dans ce volcan nommé l’Italie ? Quelle idée me pousse au sein de ces gentilshommes désœuvrés et corrompus ? Cette noblesse hait la nôtre ; elle est taillée d’un seul bloc ; elle se complaît dans les sonnets et l’encens ! Noblesse solide, austère et grande comme ses palais ; patriciens mornes et superbes. Mais que diraient-ils, ces fiers Toscans, de me voir entrer ici, moi, murmura le jeune homme, le comte de San-Pietro ! moi, le fils du cabaretier Gruyn !

Un coup d’œil de satisfaction jeté sur ses habits rendit à Charles l’assurance que l’aspect imposant du Vieux-Palais allait peut-être lui faire perdre. Sous la profusion de ses rubans et de ses dentelles, on n’eût guère alors soupçonné le fils du maître de la Pomme de pin.

Le Tintoret lui-même, ce peintre sévère et hautain de la vieille Florence, eût été frappé de l’air d’aisance du jeune homme ; il ressemblait alors à l’un de ces charmants cavaliers à l’air de tête noble et doux qu’il a représentés tant de fois accoudés contre le marbre d’une colonne.

Ce fut dans cette attitude rêveuse qu’un groupe de gentilshommes le surprit. Au milieu de ce groupe, comme une reine au sein de sa cour, Giuditta agitait son éventail…