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LES MYSTÈRES DE L’ILE SAINT-LOUIS

un frère, cela est vrai. Maintenant, votre œuvre est accomplie ; je pars, madame, car vous n’avez plus besoin de moi. Je n’aurai pu même obtenir votre confiance, le chagrin aigrit les âmes, et je n’ai plus, je le vois, accès dans la vôtre. Oui, je dois partir ; aussi bien, je me sens ici mal à l’aise avec cette noblesse hautaine et moqueuse qui nous entoure. Tôt ou tard, je le devine, elle me demandera compte de ce qu’elle nomme mon bonheur, bonheur étrange, digne en tout d’être envié, poursuivit Charles avec un sourire d’ironie, puisque celle que j’aime a juré de me punir d’avoir osé lever les yeux jusqu’à elle.

Le regard ému de la duchesse accusa Charles ; il ne la vit pas sans une singulière anxiété ouvrir vivement son secrétaire et en tirer un paquet scellé…

— Partir ! avez-vous dit, Charles. Oh ! vous ne partirez pas. Et pourquoi vous exiler ? pourquoi fuir ? Vous redoutez, dites-vous, le dédain de ces gentilshommes ; n’êtes-vous donc pas noble par le sang, aussi bien que par le cœur ? Il est temps, d’ailleurs, qu’à cet égard vos craintes disparaissent. Je devais songer à celui qui m’a sauvée… je l’ai fait.

— Que voulez-vous dire, madame ?

— Que, malgré votre naissance et vos manières, vous n’auriez pas peut-être été jugé assez noble par ces mêmes hommes pour donner le bras à la duchesse de Fornaro ; rassurez-vous, Charles vous pouvez lui donner le bras.

— Quoi ! madame…

— Ces papiers me viennent de Rome. J’y avais écrit au cardinal Chiggi, mon parent ; il vous fait comte. De ce jour, vous avez le titre et la terre de San-Pietro.

— Est-ce un rêve ? murmura Charles en s’agenouillant devant la duchesse.

— Lisez vous-même cet acte, et accusez-moi encore d’être oublieuse, voyons !

Charles parcourut le papier ; l’ivresse de l’orgueil combattait déjà celle de l’amour… Lui qui n’avait pas de nom la veille, il avait un titre, un nom.