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LES MYSTÈRES DE L’ILE SAINT-LOUIS

la duchesse… Sans vouloir sonder le jeune homme sur ses sentiments secrets, elle était convaincue que nulle autre femme ne tenait de place dans sa pensée ; elle le regarda dans un douloureux enchantement.

— Sans doute, vous m’aimez, reprit-elle d’une voix douce, vous m’aimez, moi qui ne puis, qui ne dois aimer personne ! Mais c’est parce que je connais le péril, que je dois vous en avertir, enfant, c’est parce que votre repos et votre bonheur me sont chers, que je dois vous dire : Fuyez-moi !

Avez-vous donc oublié dans quel abîme une vengeance secrète m’avait plongée, à quelles délations, à quels piéges je serai toujours en butte ? Croyez-moi, Charles, vous qui êtes trop jeune pour avoir des ennemis, de grâce, laissez-moi les miens ! Que deviendriez-vous, si leur perfidie nous découvrait ? Vous m’avez sauvée, c’en est assez pour vous perdre. Plus d’une fois, je le sais, vous m’avez demandé le secret de ma vie, vous vouliez savoir pourquoi tant de haine et de malheur s’attachait à moi, pauvre femme ; quel démon fatal s’attachait incessamment à mes pas ; contentez-vous de savoir que rien, pas même l’exil, ne désarme, hélas ! la haine. Vous réclamez une moitié dans mes chagrins, mon ami ; laissez-moi devenir la confidente heureuse de votre avenir et de vos joies. Notre existence doit avoir deux parts égales ; à vous l’espoir et les rêves dorés, à moi la tristesse et le deuil des souvenirs ! Vous associer à ma destinée ! mais autant vaudrait pour vous partager le pain dur et la misère du proscrit ; je suis votre sœur, mais je dois sauver mon frère.

— Vous avez raison, madame, vous avez raison, je dois vous fuir, répondit Charles avec amertume. À quoi bon mourir devant vous d’une mort affreuse et lente ? à quoi bon nourrir des illusions sans but ? Que suis-je en effet pour vous ? Un malheureux jeune homme jeté par le hasard sur le chemin de votre fortune, je suis écrasé sous le poids de vos bienfaits. Vous m’avez pris par la main et m’avez traité dans ce palais en reine généreuse, vous m’avez reçu comme