Page:Beauvoir - Les mystères de l’île Saint-Louis, tome1.djvu/142

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
135
LES MYSTÈRES DE L’ILE SAINT-LOUIS

auprès des fontaines, quand une vieille Moresse déposa un billet dans la bouche de marbre figurant un lion sculpté en dehors, près de la grande porte.

Cela fait, l’Éthiopienne gagna du pied et se réfugia sous le portique de la loggia de Lanzi, auprès de la statue de Judith, l’œuvre de Donatello.

Évidemment cette messagère noire attendait, et se résignait à prendre l’heure en patience, car elle s’accroupit sur ses talons à cette place même, ne perdant pas des yeux le palais de la duchesse, et mâchant avec les trois dents qui lui restaient une grenade achetée au Marché-Neuf.

Onze heures venaient de sonner, la duchesse s’assit près d’un petit cabinet d’Allemagne, aux portes incrustées de nacre et d’écaille. Il y avait dans ce bureau tout ce qu’il fallait pour écrire. Teresina entr’ouvrit l’un de ses tiroirs.

— Bonne reine ! murmura-t-elle ; elle seule peut savoir ce que je souffre ; elle est ma seule confidente Mais n’a-t-elle donc pas elle-même assez de chagrins ? Richelieu ne vit-il pas, ne continue-t-il pas à l’abreuver d’amertume ? Usé, languissant, ne règne-t-il pas encore, roi cruel, absolu, sous un fantôme de roi ? Ah ! malheur sur lui ! car je lui dois ma misère ; malheur sur lui ! car il m’a privée du seul espoir que contînt mon cœur ! Il n’y a pas huit jours, je visitais le Bargello, cette vieille et morne prison où furent enfermés Boscoli et Machiavel. C’est là sans doute aussi que ce que j’aimais est mort, mort sans un pardon, sans une tombe !… mort en me maudissant… qui sait ?

La duchesse se cacha le visage de ses deux mains. Des larmes abondantes s’échappaient de ses beaux cils et roulaient sur ses joues comme autant de perles défilées… Elle voulut écrire, mais elle ne le put, vingt fois sa main tremblante prit la plume, sa douleur l’interrompait. De temps à autre elle jetait les yeux sur un large crucifix, magnifique ouvrage de sculpture florentine, placé au-dessus de son prie-Dieu, puis elle les reportait sur un petit cadre repré-