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LES MYSTÈRES DE L’ILE SAINT-LOUIS

Un homme mort, ici s’écria Charles Gruyn ; ah ! madame, je suis perdu !

Et comme elle le regardait avec ses grands yeux ouverts, il se recula, et poussa un cri étouffé…

Il avait reconnu celle qu’il nommait comme tant d’autres la comtesse Alvinzi, celle qu’il aimait…

Pour elle, en ce moment, la présence d’un être surnaturel l’eût moins surprise que la vue de Charles… Elle ne pouvait comprendre où elle était, encore moins comment il se faisait que ce jeune homme fût là à ses pieds… Elle examinait les meubles misérables de cette chambre, le cadavre de maître Gérard, les planches éparses de ce coffre, avec une stupide attention… son regard vitré, alourdi, se voilait d’ombre par instants, comme celui des passagers d’un navire pendant la tempête ; le sens des objets l’abandonnait. Elle ne se rappelait pas avoir jamais rencontré la figure de Charles ; pour le cordial du passeux, il la brûlait ; toutefois, cette souffrance convulsive ramenait chez elle le mécanisme des forces… Insensiblement, la vie et la chaleur lui revinrent ; mais cette fumée et ce sang répandu sur les nattes de la cahute lui firent peur. Elle écarta sa chevelure humide, et voulut secouer sa somnolence… Un feu vif et clair pétillait dans l’âtre, ses membres engourdis se ranimèrent peu à peu.

Épuisé, anéanti, Charles se demandait en vain par quelle vengeance affreuse cette femme noble et belle, cette femme qu’il n’avait fait qu’entrevoir, se trouvait ainsi en sa puissance. Le souffle de sa bouche, il l’écoutait à genoux ; tour à tour il remerciait le ciel et il tremblait, donnant à peine un coup d’œil à ce cadavre du passeux. Qu’allait-il devenir entre ce mort et cette grande dame qu’on voulait aussi faire mourir ? Dans quel réseau fatal d’événements se verrait-il enlacé ? sortirait-il vainqueur ou vaincu de cette lutte ? Des frissons de crainte, d’amour et d’espoir couraient dans les veines de Charles. Son plan était tracé ; à tout prix il sauverait cette femme, il la sauverait, dût-il se perdre ! Mais