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LE SECRET DE L’ORPHELINE

dente préoccupation intrigue ces citadins toujours en quête d’émotion à fleur de peau. Mais la jeune fille ne se rend compte de rien car maintenant un tumulte fou emplit son âme et son cerveau et son cœur lui fait l’effet d’être « lourd comme l’Asie et ses palais de marbre. »

En y mettant une énergie surhumaine, elle parvient encore à retenir ses larmes, mais il lui est impossible de dégager son esprit. Toujours, il revient à la malheureuse vision de tout à l’heure — ce passant cheminant dans la rue solitaire — et autour de cette apparition, comme des mouches vénéneuses, volète tout un essaim de perspectives sombres et même affolantes.

C’en est fait : une larme a réussi à pousser plus loin que les autres et Georgine la sent qui va choir. Cette fois, la jeune fille prend contact avec la foule curieuse qui l’entoure et, sa fierté s’insurgeant, elle ne veut pas que la larme tombe. Elle en tentera plutôt l’escamotage. Si ce soin pouvait, en la distrayant momentanément de son chagrin, lui rendre un peu de sang-froid.

Usant d’un subterfuge, Georgine porte plusieurs fois sa main à son visage ; elle replace une mèche de cheveux, effleure du doigt son front, puis, d’un geste qu’elle veut tout aussi naturel, elle touche enfin le bord de sa paupière. La larme s’écrase sur son doigt.

L’honneur est sauf ! D’un coup d’œil jeté au dehors, Georgine réalise qu’on approche de la rue Ste-Catherine. L’attente, dans l’air froid, du second tramway à prendre, achèvera de la remettre et, dans quelques minutes, elle pourra pleurer sans honte, entre les quatre murs de sa chambre.

Sans que Georgine s’en doutât, Jacques Mailiez avait pris le tramway en même temps qu’elle. Il avait entendu la phrase d’adieu à la marraine et, fort troublé, il s’était placé un peu en arrière de sa Faverol d’autrefois. Il n’avait plus, ensuite, quitté des yeux la silhouette élégante. À l’irrésistible compassion de son cœur, il s’était vite tenu pour assuré que la jeune fille souffrait et que c’était à cause de lui.

L’incident de la larme survenant en final avait mis le comble à son émotion.

— Morbleu ! avait-il fait, à voix presque haute et en tiraillant sa petite moustache, morbleu !

Et tout un plan s’était échafaudé dans sa tête.


QUATRIÈME PARTIE

I


Ce soir, Georgine soupe au Killarney, avec deux compagnes de travail, car l’ouvrage presse, au bureau, et on a prié ces demoiselles de prolonger leur journée jusqu’à neuf heures.

À côté de ses infortunées camarades, lesquelles ne peuvent déplorer assez haut leur sort, Mlle Favreau garde toute sa sérénité. Pour elle, le travail est un philtre qui verse l’oubli.

— Prenez-vous du potage, mesdemoiselles ?

— Sûrement, fait Georgine.

— Merci, boudent les deux autres.

— Pour moi, reprend l’une d’elles, manger ailleurs, c’est ma mort.

— Vous devez me trouver bien à plaindre, dans ce cas, relève Georgine ; depuis que je me connais que je mange ailleurs.

— Oh ! vous, c’est différent, vous n’avez pas de famille. Mais moi, Dieu merci, j’ai la mienne et je préfère perdre quarante minutes en tramway, chaque midi, plutôt que de rester à dîner au restaurant.

— Ce qui me fâche, moi, reprend la seconde, ce n’est pas tant de souper en ville que de travailler jusqu’à neuf heures. Comme si ce n’était pas suffisant de la journée pour nous éreinter…

Pendant que chacune dévoile ainsi ses sentiments, on apporte à Georgine son bol de soupe dans lequel elle plonge une cuiller avide. Elle se sent une faim de loup.

La petite servante a, du même coup, déposé en face de chacune le carré de beurre dans sa coquille d’argent et les tasses de grosse faïence dans lesquelles embaume le thé noir cher aux Irlandais. Quant au menu, la variété ne le caractérise pas, aujourd’hui : il se compose, pour tout le monde, d’une galantine de poulet.

— Oui, grommolle l’une des mécontentes, du poulet à quatre pattes.

Galantine, pommes de terre pilées, petits pois verts. Sur la table, il y avait déjà le sucre, le poivre et le sel, du pain de blé entier pour les mal portantes, du pain de blé