Page:Beauregard - Le secret de l'orpheline, 1928.djvu/36

Cette page a été validée par deux contributeurs.
34
LE SECRET DE L’ORPHELINE

C’est alors que se précisa son inquiétude latente : si cet homme ne possédait pas toute sa raison ?…

Elle évoquait l’image des vieux Foley, très sains d’esprit, mais qui accompagnaient toujours leurs prières de manifestations exaltées. Sans doute le pieux inconnu appartenait-il à la même race que les vieux Foley et, avec les dangereuses dispositions de cette race, s’il portait au cerveau quelque fêlure, à quels excès ne pouvait-il se livrer ?

Immobile, couverte d’une sueur glacée, la pauvre enfant attendait, écrasée par son cauchemar.

De ces mêmes pas que l’on eût dits calculés et qu’il interrompait à intervalles définis, l’homme se rapprochait insensiblement. La jeune fille ne peut se retenir d’écouter et elle le fait avec un soin que décuple son actuelle tension nerveuse. Elle discerne que l’homme s’arrête à chaque banc. Dans quel but ? Son imagination lui suggère aussitôt qu’il peut bien être un sacristain chargé de recueillir les objets oubliés dans l’église. Dévot, il aura commencé par faire le Chemin de la Croix. Comme c’est simple !

Trop simple. Après une détente de quelques secondes, Georgine se sent revenir à une terreur plus grande. L’homme n’est plus qu’à trois ou quatre bancs d’elle. Elle le sent dans son dos. S’il est sacristain et chargé de la visite de l’église, pourquoi commence-t-il son inspection justement par l’allée où elle se trouve, alors que le reste du temple est vide ? Dans sa détresse affolée, Georgine songe à son parapluie, grâce au ciel, si le fou l’attaque, elle aura toujours cette arme à sa portée.

Enfin, l’homme franchit le court espace qui la séparait encore d’elle et, sans un mot, il s’immobilise à l’entrée du banc. Georgine est encore plus immobile que lui. Sa terreur atteint au paroxysme. Elle n’ose plus souffler et ses yeux qu’elle retient également de bouger lui font mal dans leur orbite.

Tout-à-coup, l’homme avance le bras et sa main blanche paraît désigner quelque objet qui serait au fond du banc. Georgine regarde mais, pour elle, le banc n’est qu’un profond trou d’ombre.

Cependant, comme ce geste qu’il a fait comportait quelque chose de conscient qui chasse aussitôt l’idée de folie dont elle se tourmentait, Georgine qui n’a rien vu dans le banc se retourne vers l’inconnu. Bien plus, elle ose l’interroger du regard.

Mais, ce qu’elle lui voit comme figure fait qu’une exclamation rauque expire sur ses lèvres ; il lui semble qu’elle n’a plus de bras, plus de jambes et qu’elle va se fondre comme la cire des cierges.

Lui, comprenant que de toute évidence une explication s’impose, lui dit fort élégamment avec un très pur accent français :

— Je regrette, mademoiselle, de vous déranger ; mais auriez-vous l’obligeance de me laisser prendre mon chapeau, que j’ai déposé ici, en entrant ?

Il est parti depuis longtemps et Georgine n’a pas encore quitté l’église. La tête dans ses mains, elle attend qu’un peu de force revienne à son corps soudain débilité. Il lui a parlé sur un ton d’indifférence parfaite… Comme à une étrangère… Mon Dieu, est-elle désormais autre chose, pour lui ? Elle l’aura voulu ! elle l’aura voulu !

Melle  Favreau qu’on avait vu quitter le bureau avec l’air serein des courageux, rentra ce midi-là en retard et le front assombri. Le pli mal résigné de ses lèvres ne passa point inaperçu et un mouvement de sympathie y répondit, du côté des hommes tandis que du côté des femmes une lueur d’intérêt jaillissait des prunelles curieuses.

Georgine avait été bien accueillie dans ce bureau où dominait l’élément masculin. Sa jeunesse, sa grâce élégante, sa figure franche et plutôt bien, le sérieux de ses manières, enfin, sa compétence vite établie lui avaient valu d’emblée tous les suffrages. Seulement, au lieu de croître avec les jours, son prestige avait insensiblement diminué et son obstinée réserve en était la cause. Les hommes lui conservaient leur estime, leur admiration, même ; mais déçues, lorsqu’elles apprirent que cette jolie jeune fille n’avait pas d’amoureux, qu’elle n’en désirait point et lorsqu’elles la virent s’absorber dans sa besogne, comme un vulgaire tâcheron, les femmes firent la moue.

Têtes de perruches, cœurs médiocres, ces désillusionnées étaient au nombre de trois. L’aînée du groupe, la seule qui fut majeure, se montre un peu plus tolérante que ses compagnes. Parce qu’elle détestait faire route seule et que les autres suivaient une direction opposée à la sienne, elle s’imposait très souvent et sans plus de façon à Georgine. Nonchalamment, elle causait seule, si la jeune fille affectait de se taire et si, au contraire, Mlle  Favreau laissait percer son impatience, sa mauvaise humeur, l’aimable enfant tournait sur leur meilleu-