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LE SECRET DE L’ORPHELINE

et elle pensa qu’il lui serait bon de s’absorber dans les chiffres.

Après une avant-midi laborieuse, elle alla dîner au Killarney, puis elle se rendit à l’église St-Patrice qui est située en arrière et en contre-bas. À peu près chaque jour, Georgine venait ainsi y réciter son chapelet, pour demander lumière et courage.

On sait combien est sombre cette église St-Patrice, haute comme un ciel de forêt et à laquelle de longues et étroites verrières apportent seules la clarté du dehors. Par cette pluvieuse journée, les ténèbres y étaient si opaques que Melle Favreau pensa d’abord ne pouvoir se diriger. Pourquoi n’avait-on pas allumé une ou deux lampes, comme de coutume ? Peut-être que l’électricité faisait défaut. Tant bien que mal, elle avança de quelques pas, fit une génuflexion et entra dans le premier banc qui s’offrait à elle.

Un léger bruit attirait presqu’aussitôt son attention et ses yeux, déjà accoutumés à l’obscurité, distinguèrent la silhouette d’un homme qui, debout et les bras croisés en une attitude virile, parcourait le Chemin de la Croix. La faible lumière éparse pâlissait sur sa chevelure blonde ou blanche et peignait blafardement son visage et ses mains.

Puis, ses yeux se dessillant de plus en plus, elle commença de mieux distinguer toutes les délicieuses saillies, stalles, sculpture, statues qui font la richesse du temple. Les verrières n’étaient pas éblouissantes comme aux jours de soleil ; on pouvait les regarder sans fatigue, les yeux bien ouverts ; aussi Georgine caressait-elle du regard, en même temps que ses lèvres murmuraient les ave et que ses doigts poussaient les grains du chapelet, les saints et les saintes aux robes somptueuses et aux attitudes éminemment dignes. Baignés de lumière, alors que le temple entier stagnait dans l’ombre, ils semblaient venir tout droit du ciel et, comme le Sauveur ressuscité, ils avaient l’air de traverser sans effort la muraille épaisse.

Une invasion du ciel… Oh ! si c’eût été vrai !

Mais, à cette évocation du surnaturel, Georgine frissonne. Non, elle préfère attendre. Elle reconnaît quelle incommensurable faveur ce serait, cette visite de quelques saints du paradis mais, vraiment, elle préfère attendre, pour en jouir, que son âme ait dépouillé son corps.

Étrangement saisie, elle ferme un moment les yeux, effrayée à la pensée de revoir les verrières suggestives.

Elle les rouvrait d’ailleurs bientôt et, un bruit de pas très lents ayant frappé son oreille, elle se rappela l’homme qui faisait son Chemin de la Croix. Par suite de la mauvaise température, sans doute, personne d’autres ne paraissait être venu à l’église, ce midi-là ; elle et l’homme devaient se trouver seuls dans l’immense château d’ombre qu’était en ce moment le temple.

Chassant à mesure les distractions, la jeune fille ramène avec patience son esprit : la prière. Elle y voit toujours de mieux en mieux. Dans la profondeur du sanctuaire, des lampions scintillent et palpitent. Vêtu d’un manteau blanc sur une tunique bleu-ciel, le doux Sacré-Cœur montre, de sa main percée, sa poitrine. À ses pieds, un bouquet de roses de l’arrière saison embaume.

L’homme qui se trouve maintenant assez loin derrière elle se rapproche insensiblement. Georgine distingue ses pas et elle se dit qu’elle le verra bientôt à loisir. Mais, à cette pensée, aussi inexplicablement que la première fois, la peur s’empare d’elle. Elle ferme de nouveau les yeux, mais son oreille, malgré elle attentive, continue de saisir ces pas très discrets qui se rapprochent.

Dans sa nature, par ailleurs si bien équilibrée, Melle Favreau portait en contrastes deux ou trois tendances qu’on avait peine à concevoir pour siennes. Ainsi, elle la femme sans nerfs, au sang froid imperturbable et que rien ne parvenait à démonter, elle était extraordinairement peureuse. Ces terreurs déprimantes prenaient leur source surtout dans l’imagination de la jeune fille. Georgine, à ces moments d’épreuve, ne criait pas ! elle n’appelait ni ne s’enfuyait. Tout au contraire, elle s’immobilisait alors au lieu de son supplice et il semblait qu’une volonté supérieure lui enjoignait de vivre jusqu’à la dernière des secondes l’heure atroce qui lui échéait tout d’un coup.

En cette minute, précisément, Georgine reconnaissait les traits de sa peur. Depuis déjà assez longtemps, elle tenait ses yeux fermés. Son chapelet était fini mais avant de se remettre à genoux, puis, de retourner au bureau, elle attendait que l’homme lui-même sortit.

Or, après l’avoir entendu quitter la Table de Communion et revenir par la grande allée, voici qu’elle croyait ouïr maintenant qu’il prenait l’allée de la porte, où elle se trouvait elle-même.

Plus de doute : voici qu’il avance à pas comptés, coupés de courts arrêts.