références que Georgine exhibait parlait en sa faveur. Quel salaire désirait-elle ? Georgine lui dit alors combien elle avait au journal. Les lèvres minces de Gill se détendirent en un ferme sourire. C’est que le travail, ici, était beaucoup plus facile que là-bas. Il convenait aussi bien à une débutante et, pour tout dire, on ne pouvait lui offrir qu’un peu moins de la moitié du chiffre qu’elle citait.
Georgine se retira, non seulement désappointée mais si peu fière d’elle-même. Pourquoi était-elle allée là ? Pourquoi, sinon parce qu’elle croyait que Gill allait la reconnaître ? Elle ne se pardonnerait jamais cette honteuse faiblesse. Avec cela que le photographe pouvait être en relation avec quelqu’un du journal dont le personnel se composait presque uniquement d’anglais. La signature de M. Hannett, au bas de la lettre de références, lui avait paru familière. Qu’allait-on penser d’elle si son aventure s’ébruitait ?
Elle devait se tenir parole. À cinq heures, comme les bureaux se fermaient, elle venait de s’engager avec un notaire canadien de la rue St-Jacques pour un salaire moins élevé qu’au journal, il est vrai, mais encore acceptable. Elle devait commencer le lundi suivant.
— Demain, se promit-elle, je me cherche une pension et la semaine prochaine, je recommence ma vie en neuf. L’ancienne Georgine Favreau aura vécu.
TROISIÈME PARTIE
I
Il pleut sans miséricorde. Il pleut et il fait froid. C’est un triste dimanche d’automne.
Seule, dans sa chambrette du troisième, une jeune fille se balance sur sa chaise. Le dégoût a mis comme un masque à son visage. Pour faire quelque chose de ses mains, elle les a nouées derrière le dossier de sa chaise ; mais cette position la fatigue et tire ses doigts. C’est égal : une légère douleur physique vaut encore mieux que l’ennui et tout-à-l’heure, elle aura toujours le plaisir de reposer ses bras…
Mon Dieu, que c’est tranquille, ici ! Tranquille, au plus mauvais sens du mot. La pluie tombe. Ce jour gris embrume jusqu’à l’âme, alourdit le cerveau. Autrefois, Georgine trouvait intéressante la pluie. Elle jugeait charmante la petite chanson de l’eau qui choit et lorsque, d’aventure, ce qu’on a convenu d’appeler la maussaderie du temps la forçait, comme aujourd’hui, à l’inaction, combien de fois ne s’était-elle pas bercée sur sa chaise, en souriant au seul rythme de ses pensées.
… Alors, les heures qu’on voit arpenter le cadran des horloges ne lui était pas un supplice.
Autrefois, le monde entier lui appartenait. Elle jouissait de tout avec assurance. Elle se sentait chez elle, sur la terre. Maintenant, elle a partout l’impression d’être une passante, pour ne pas dire une intruse. Une inquiétude, ou plutôt un malaise, la tient sans repos qu’elle ne saurait définir. Car enfin, si certains accidents de sa vie ont changé, elle est toujours la même Georgine Favreau ; elle possède toujours sa santé, son physique intact, son intelligence et les revenus que lui assure son nouveau travail. Pourquoi a-t-elle pris, soudain, cet air de blasée et ces manières originales ?
Voilà une question qu’elle veille à ne s’adresser jamais. Lorsqu’elle la sent qui menace, elle se hâte même à la repousser. Elle est comme une coupable ou comme une maladroite honteuse de sa bévue. Pourtant, ce qu’elle a fait, elle ne l’a accompli qu’après mûre décision et, presque chaque jour, elle se répète sans examen que si c’était à reprendre, elle agirait exactement de même.
Son tourment ne pourrait-il en l’occurrence, porter le nom de remords ? Mais non, encore, puisqu’elle veut bien faire son devoir, tout le devoir qu’on peut raisonnablement exiger d’elle et qu’elle n’attend pour s’exécuter que l’occasion opportune. Nul n’est tenu à l’héroïsme et cette temporisation qu’elle s’accorde, outre qu’elle ne cause de tort réel à personne, lui vaut à elle-même plus qu’on ne saurait dire.
Un autre curieux sentiment possède Melle Favreau : c’est une sorte de rancune qui ne veut pas céder. Elle en veut à quelqu’un ou à quelque chose. Mais à qui ? À quoi ? Elle serait fort malheureuse d’avoir à le préciser.
Parfois, elle évoque l’ombre des très chers vieux Foley et on dirait que c’est surtout à eux qu’elle en veut : par leurs imprudentes machinations de financiers, ils lui ont gâché jusqu’au souvenir de sa belle jeunesse et tellement compromis son avenir que Georgine se répète avec assurance qu’elle n’a plus rien à espérer.
Elle continuera de vivre aussi petitement, monotonement et, un jour, elle mourra sui-