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LE SECRET DE L’ORPHELINE

connu mes parents dont j’ignore à peu près tout ; vous avez fait pour moi les promesses du baptême et vous croyez que je vous bouderais, après vous avoir trouvée… Je ne suis pas un monstre.

Un monstre ? Elle n’en avait toujours pas le physique cette jolie créature saine, fraîche et si gracieuse en ses mouvements.

Mme  Favreau soupira.

Elle eût aimé posséder une fille comme celle-ci qu’elle eût adoptée pour confidente. Mais le ciel ne lui avait donné que des fils dont quatre lui demeuraient, tous plus mauvais sujets les uns que les autres. Ils vivaient, comme elle disait, « épaillés » un peu partout et ils ne reparaissaient à la maison que lorsque, d’aventure, leur bourse se trouait à sec.

Sur ces pensées dont elle garda pour elle la teneur, Mme  Favreau éprouva le besoin d’ajouter sa main devant sa figure. Toujours ces mouches…

— Demeurez-vous seule, ici, marraine ? s’informait Georgine.

— Eh oui, lui fut-il répondu, sur un ton résigné.

— Vous n’avez jamais eu d’enfants.

— J’en ai eu cinq et je peux dire que ç’a été cinq de trop.

— Mon Dieu ! fait Georgine dont les prunelles agrandies interrogent peureusement :

Devant cette évidente sympathie, la pauvre femme sentit se fondre ses dernières appréhensions. Son cœur se dilata soudain, rejetant ses digues habituelles et la lamentable histoire monta jusqu’à ses lèvres.

Son mari, lorsqu’elle l’avait épousé, était beaucoup plus âgé qu’elle mais encore bel homme et charmant. Cependant, elle ne s’était jamais sentie tout à son aise avec lui, non qu’il fût méchant, mais si différent d’elle : hardi « plein de tours », l’intelligence vive, la parole ingénieuse. Il était parti beaucoup trop tôt, malheureusement. Ses enfants lui ressemblaient comme de fidèles copies et c’est lui qui aurait pu les mater. Elle n’avait pas su. À dix ans, ils lui faisaient déjà la loi et aujourd’hui, ils se souciaient d’elle comme de leur premier jouet.

L’aîné, de cinq ans plus âgé que les autres, valait mieux qu’eux et encore avait-il trouvé le moyen de broyer le cœur de sa mère en se mariant contre son gré, le jour de ses vingt et un ans. Il avait épousé une fille des États, mi-canadienne, mi-irlandaise, et d’une pauvreté crapuleuse.

Afin d’échapper aux reproches ou peut-être, de mieux marquer son indépendance, il avait quitté la ville, en se mariant. C’est par des étrangers et longtemps après que sa mère avait appris le terrible accident de travail qui lui avait coûté la vie, deux mois seulement après son mariage. Elle n’avait jamais su ce qu’était devenue sa jeune femme que ses parents avaient suivie hors de Chicago, lorsqu’elle s’était mariée.

— N’aurait-elle pas eu d’enfants ? interroge Georgine. Mme  Favreau s’agite, tourne la tête à droite, à gauche pour déclarer enfin :

— Je ne pense pas.

Déjà, cependant, elle éprouvait un remords d’avoir si continûment parlé d’elle et des siens. Elle s’imagina que sa filleule devait se faire d’elle une bien piètre opinion et, désireuse de réparer un peu, elle questionna à son tour la jeune fille sur ses souvenirs personnels.

Docile à l’invitation, Georgine raconte ce qu’elle savait, depuis ses premières années jusqu’à ses débuts dans le monde — le monde où l’on travaille, pas celui où l’on s’ennuie.

Tandis qu’elle s’animait à parler de la sorte et devenait encore plus jolie, son interlocutrice sentait sa convoitise du début reprendre possession d’elle. Si donc cette enfant était sienne !… Pourquoi, du moins, ne réuniraient-elles pas leurs deux vies esseulées ? La tentation la travaillait fortement de lui demander là, tout de suite, à cette filleule qui lui paraissait sage autant qu’avenante et sans un soupçon de marque, de venir se pensionner ici, aux conditions qu’elle établirait elle-même.

Seulement, c’était bien coûteux à formuler, cette demande, surtout à une première visite. Mieux vaudrait temporiser… Attendre de connaître quel était au juste son genre de vie avant que de lui proposer le sacrifice de ses habitudes. Qui sait si, quelque jour, elle ne prendrait pas elle-même les devants ? Elle serait ici, proche de cette jeune fille qu’elle accompagne si souvent et pension pour pension…

Comme Georgine se tait, elle interroge :

— Cette française qui demeure tout près d’ici, est-elle votre parente ou seulement votre amie ? Je ne voudrais pas pousser la curiosité trop loin…

— Vous me faites plaisir, marraine, en vous intéressant ainsi à ce qui me concerne. Melle  Lépée, Charlotte, est ma meilleure amie. Je l’ai connue au journal où elle était entrée avant moi.