Page:Beauregard - L'expiatrice, 1925.djvu/9

Cette page a été validée par deux contributeurs.
7
L’EXPIATRICE

Grande, elle l’était certes pour son âge, cette fillette de seize ans, et d’une extraordinaire beauté, aussi, avec son teint de lis et ses cheveux d’un seul blond dont les bandeaux s’achevaient sur son dos, en une longue natte. Ses traits réguliers dont la netteté rappelait ceux de l’aïeule empruntaient un charme aux grands yeux de bluet sereins et candides, même à cette heure troublée. Le cou s’allongeait frêle, et sur la méchante et trop courte robe noire qui se collait à son corps comme une ombre — l’ombre désolée des jeunes années de Paule — les mains très blanches faisaient comme des taches lumineuses.

La sœur qui avait allumé la lampe s’approcha par derrière, mit la main sur l’épaule de la jeune fille et celle-ci se retira, ainsi qu’une vision qui s’évanouit.

Élisabeth et Mme Deslandes passèrent alors dans cette seconde pièce qui était une chambre. Paule s’y tenait debout et, les attendaient. Tandis qu’elles embrassaient l’enfant dont les mains tremblèrent, dans les leurs, mais qui ne pleura point, la sœur s’était discrètement éloignée. Après des paroles de bonté et d’encouragement qu’elle eût volontiers multipliées à l’infini Élisabeth embrassa de nouveau l’orpheline et elle s’éloigna à regret, toujours suivie par Mme Deslandes.

Près de la porte d’entrée, Édouard les attendait et tous trois sortirent, le cœur étreint par l’incroyable impression de solitude qui pesait sur ce logis endeuillé.

Au bout de la ruelle, les jeunes gens stationnaient toujours et ils s’écartèrent avec la même promptitude silencieuse, à la vue du groupe qui revenait.

Édouard et ses compagnes qui avaient maintenant atteint la rue Ontario ne parlaient pas, non plus ; mais, le tramway se faisant attendre, Élisabeth se tourna enfin vers leur protecteur :

— Édouard demanda-t-elle, comment avez-vous trouvé cette petite Paule ?

Une sorte de mouvement de retrait passa sur la figure de celui ci et, de sa voix voilée :

— La jeune fille, demanda-t-il, qui s’est avancée dans la porte ? Mais je ne sais pas vraiment… Je n’ai pas songé à analyser mes impressions.

Si peu adroit était le recul qu’Élisabeth ne se retint pas de sourire.

— Prenez garde de vous compromettre, lui conseilla-t-elle, en manière de badinage.

Il parut froissé et ne répondit pas. Chez lui, l’explosion des sentiments aboutissait presque toujours au mutisme : Édouard était un renfermé.

Mme Deslandes connaissait des intimes de sa maîtresse, tous ceux qui fréquentaient le Foyer même s’ils y venaient assez rarement, comme Édouard Dufresne. Avec son sens averti elle jugeait celui-ci surtout timide, flottant ; aussi se permit-elle in petto de regretter l’innocente taquinerie d’Élisabeth et, sans d’ailleurs y être invitée, mais avec la louable intention de ramener les choses, elle entreprit incontinent l’apologie de Paule, telle qu’elle pouvait dès ce moment connaître la jeune fille.

— C’est une beauté véritablement admirable mademoiselle, et quelle noblesse jusque dans sa simplicité. On voit que l’origine est bonne. Savez-vous mademoiselle, que je suis restée toute saisie en l’apercevant dans cette apothéose subite de lumière ? J’ai cru que c’était son ange… Parfaitement. Son ange gardien tout endeuillé, un peu fâché, et qui venait demander ce que nous voulions à sa petite Paule.

Mme Deslandes, vous me faites honte à moi qui suis si terre à terre. Jamais je n’atteindrai à vos conceptions poétiques.

— Parce que vous ne le voulez pas, mademoiselle. La poésie est naturelle au cœur de l’homme. Elle jaillit spontanément, de son âme ; mon mari le disait souvent…

— Je vous assure… protesta encore Élisabeth, dans sa modestie. Il faut que je sois une dégénérée alors. Tenez, même en ce moment où il y va de ma réputation je ne parviens à m’intéresser qu’à une chose, la plus prosaïque qui sait : c’est que voilà enfin notre tramway qui point…


III


Édouard et son jeune frère Jean-Louis s’apparentaient à Raymonde et à Noëlla Rastel de la même manière qu’à Élisabeth, c’est-à-dire par les Dufresne et au deuxième degré de l’échelle des cousinages. Avec leur père, les demoiselles Rastel dirigeaient une Pension pour hommes située avenue Viger, à dix minutes du Foyer d’Élisabeth.

La Pension était l’œuvre glorieuse de Raymonde, l’aînée des deux sœurs ; c’était ce qu’elle avait fait de grand, dans sa vie. Élevée dans l’oisiveté et la vie facile, fortement éprise, à dix-huit ans et près de se marier, elle avait vu son existence se briser tout d’un coup et dans la honte et la pauvreté, elle avait du suivre les siens en exil, c’est à dire à Montréal, la démocratique métropole canadienne. Là, entre un père que l’épreuve avait comme assommé, entre sa toute jeune sœur Noëlla, la confidente de son âme, et la vieille tante qui depuis cinq ans leur tenait lieu de mère, Raymonde avait regardé couler les sombres jours avec un dégoût sans cesse croissant. Elle rongeait son frein. Des projets d’abord fort vagues s’ébauchèrent dans son esprit qui, peu à peu, se précisaient, s’épuraient. L’orgueil blessé et qui ne voulait pas guérir, la soif d’agir, l’impatience de quitter cet étroit horizon l’amenaient enfin après de bien longs efforts au but recherché qui n’était pas lui-même une fin mais une sorte de point d’appui d’Archimède.

La Pension était née. Raymonde qui l’avait fondée sentait bien qu’elle en resterait l’âme dirigeante, mais elle voulut que son père en prît officiellement la charge. Très vite, les chambres se remplirent, car on offrait l’abri en même temps que le couvert. Raymonde triomphait tandis que son père semblait ressusciter à la vie. C’est à ce moment que Noëlla pensa pouvoir réaliser son rêve à elle qui était d’entrer au couvent : elle partit…

Raymonde possédait une grande énergie