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L’EXPIATRICE

Elle eut un vif mouvement de sa main à sa figure et Élisabeth devina qu’elle venait de cueillir une larme à sa paupière.

— La grand’mère et sa petite-fille, redit-elle avec complaisance, le tableau s’évoquant sans doute, à ses yeux, de ses deux protégées et si vous voyiez le dénuement de cette maison : deux petites pièces, le plancher nu, les murs nus, juste les meubles indispensables… Elles sont aussi fières que la plupart des autres sont exigeants et pour ma part, je n’ai jamais pu leur faire accepter quoi que ce soit gratuitement. Nous leur apportons du vieux linge à défaire et à refaire, des bas à repriser et autres choses de ce genre et elles se morfondent à travailler pour payer « nos bontés », comme elle disent.

Je les visitais depuis longtemps déjà quand la pauvre vieille se décida à me dire un mot de son passé : elle avait vécu des jours meilleurs — je m’en doutais un peu — et c’est l’ingratitude de son fils qui l’avait ainsi amenée sur la paille, comme on dit. Elle a fini par tout me confier et je vous assure que ça serre le cœur. Elle n’est plus jeune : elle va sur ses quatre-vingt-dix ans et ses yeux s’éteignent, maintenant. Depuis quelques années déjà, elle ne pouvait plus guère se servir de ses jambes ; c’est la fin qui s’annonce, voyez-vous, et elle le comprend bien. C’est même mon idée, à moi, que ses jours sont comptés ; elle partira tout d’un coup…

— Et cette petite fille ?… interrogea machinalement Élisabeth.

La sœur lui coupa presque la parole.

— C’est elle ! s’exclama-t-elle. Pauvre petite Paule, que va-t-elle devenir ? Sa grand’mère se tourmente et avec raison. Il faut les connaître comme je les connais pour bien comprendre la situation.

Et, dans son impuissance à tout expliquer d’un mot, sœur Éloi secouait la tête en crispant l’une à l’autre ses mains désolées.

— On peut dire qu’elles sont absolument sans famille. Paule n’est jamais sortie que pour se rendre à l’église et en revenir, quelques heures chaque semaine. Elle n’a pas tout à fait seize ans et c’est une beauté !

Une pensée plutôt désobligeante vint à l’esprit d’Élisabeth : « Comme elle est entichée, cette bonne sœur ! »

— À seize ans, reprenait la narratrice, bien d’autres sont encore des enfants mais elle, c’est une femme par le sérieux et les connaissances et par la taille aussi, ce qui m’empêche de songer pour elle à l’orphelinat. Je ne la vois pas, non plus, travailler au dehors, pour l’expérience, une fillette de huit ans lui en remontrerait. Jusqu’ici, elle a vécu absolument cloîtrée avec sa grand’mère qui est d’une autre génération et que le malheur a rendue encore plus sévère qu’elle ne l’était de son naturel. Je craindrais que se voyant en liberté et avec quelque argent, elle… ne fasse des folies. C’est dangereux d’être jeune et son père était dépensier. Au moins, il lui faudrait une grande surveillance mêlée de bonté, enfin, un petit chez-elle… C’est tout cela que j’expliquais à Mme Létourneau quand elle m’a dit :

— Pourquoi n’iriez-vous pas trouver ma cousine, Élisabeth Dufresne, qui est dans l’Œuvre de la Protection des jeunes filles et qui dirige un foyer ?…

— Ah ! fit Élisabeth, soudain galvanisée. Mais oui, offrit-elle aussitôt, pourquoi ne me la confieriez-vous pas ? Nos pensionnaires sont triées sur le volet ; elles se connaissent toutes entre elles, et, en autant que la famille peut refleurir en dehors de son cadre naturel, je vous assure, ma sœur, que c’est bien dans les foyers qu’on la retrouve. Votre petite protégée est-elle instruite ? Préférait-elle les travaux manuels ou bien le travail de bureau, par exemple ?

Sœur Éloi tarda à répondre : une perplexité hésitait au coin de ses bonnes lèvres, voilait l’éclat limpide de ses yeux si jeunes.

— Mon rêve, fit-elle, ç’aurait été… Vous allez me trouver bien audacieuse, mais je pensais que vous pourriez peut-être l’occuper à la maison tout près de vous, en attendant, au moins, que sa vocation se décide. Dans un an ou deux, quand elle aura enfin vu le monde, il est probable que nous saurons à quoi nous en tenir.

— Qu’à cela ne tienne, ma sœur, dit la directrice. Certes, je puis lui trouver de l’occupation dans la maison : ce n’est pas l’ouvrage qui manque, ici. J’ai déjà adopté, ainsi, une fillette à qui je ne donnais pas de salaire mais que je traitais comme ma propre enfant. Si votre petite protégée acceptait ces conditions, je pourrais la confier à notre lingère, Mme Deslandes qui est une personne tout à fait recommandable, très bien de manières, intelligente et amie de la jeunesse. Elle aurait à lui aider et à lui être soumise. Croyez-vous qu’elle accepterait ?

— C’est moi, dit-elle, qui accepte en son nom. Alors, reprit-elle, la pauvre vieille dame pourra partir tranquille quand son heure sonnera. Comment vous remercier, mademoiselle. C’est vraiment le bon Dieu qui a inspiré Mme Létourneau.

— Vous me l’amènerez quand, cette petite Paule ? demandait Élisabeth. J’ai hâte, maintenant, de faire sa connaissance. Croyez-vous que sa grand’mère désirerait me voir, auparavant ? Ce serait tout naturel.

— La pauvreté enseigne l’humilité et je suis bien sûre que ma vieille amie ne permettrait pas que vous vous dérangiez pour aller la voir. D’ailleurs, je sais qu’elle a écrit d’avance des pages et des pages pour celle qui se chargerait de son enfant, après sa mort. Tout cela est maintenant sous enveloppe et vous pouvez être sûre que rien n’aura été oublié.

— Serais-je indiscrète en vous demandant le nom de ces dames ?

— C’est Roché, dit la Sœur. Machinalement, la directrice répéta :

— Roché…

Et, tout d’un coup, une émotion anxieuse s’empara d’elle.

— Roché, fit-elle encore une fois. Ma sœur, savez-vous si elles écrivent ce nom avec un accent aigu ou avec un r ?…

— C’est avec un accent aigu, murmura sœur Éloi soudainement émue, elle aussi.

Un rapide tressaillement avait couru sur le visage sérieux d’Élisabeth.