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L’EXPIATRICE

d’adresser à Paule un véritable questionnaire.

Justement, celle-ci remarquait son isolement au milieu de ce cercle familial et elle regrettait maintenant, d’avoir cédé au caprice de Marthe.

— Vous ne connaissiez personne, ici, avant de venir ? demandait Rose dont la voix était coulante, mesurée et les yeux gris pales comme ceux de Mme Deslandes.

— Non, répondait Paule, personne. Cependant, ajouta-t-elle, je suis née tout près d’ici, à Ste Croix où ma mère a toujours vécu.

Cette révélation produisit un véritable coup de théâtre, au point que, pour un moment, les cousines en oublièrent tout à fait de se surveiller.

D’un groupe à l’autre, une sorte de courant magnétique s’établit et tous, se tournant vers Paule, se mirent en frais de discuter son cas.

— Benjamin Côté, oui, j’ai rencontré ça un jour, déclara de sa voix lente le frère du docteur qui était grand, osseux, tout en force. C’était dans le rang de l’église, chez un nommé Barabé où j’étais allé marchander des volailles. Il est arrivé, lui, avec sa femme. Un blond, il mesurait bien six pieds, le visage rouge un peu. Parlait pas beaucoup. Elle, c’était une créature maigre, les os sortis…

Après des pourparlers qui se prolongèrent durant une vingtaine de minutes, il fut établi que des parents restaient à Paule non seulement à Ste Croix, mais à St Antoine même, dans les Fonds qui forment comme un hameau de pêcheurs et de navigateurs. Un vieux Boisvert demeurait là qui avait épousé une cousine de Benjamin Côté ; leurs enfants étaient tous établis, hormis la plus jeune maintenant ; vieille fille, laquelle vivait auprès d’eux.

— Irez-vous les voir, Mademoiselle ? questionna Bernadette, avec un regard défiant.

— J’y compte bien, répondit Paule.

À table les cousines touchèrent à peine aux mets qu’on leur servait. De leurs voix flutées, en chiffonnant leurs lèvres, elles déclaraient n’avoir pas faim, et Henri, aussi jeune, aussi gai que l’autre soir, se désolait à voix très haute de cet incroyable manque d’appétit.

Près de Paule, Marthe trépignait d’impatience.

Aussi vit-elle sans regret ses parents s’éloigner quand fut venue l’heure du départ ; mais elle défendit bien à Paule d’en faire autant. Continuant de s’isoler avec sa jeune amie, elle l’accablait littéralement d’attentions et de démonstrations d’amitié. Si bien que Fernande finit par s’interposer.

— Tu n’es pas raisonnable, Marthe, reprocha-t-elle. On dirait que Paule t’appartient. Moi aussi j’en veux ! assura-t-elle.

Suivant toujours son idée, elle alla vers l’angle le moins éclairé de la pièce et elle se mit en devoir de débarrasser une petite table massive qui se trouvait là.

Son frère s’approcha.

— Où veux-tu porter cela ? demanda-t-il.

— Près de Marthe. Nous allons jouer au paradis. Es-tu des nôtres ?

Fernande seule eut connaissance de la réponse qu’Henri donna sans voix, par la seule expression de son visage.

Il se pencha et souleva la table.

— Le temps de dire ciseaux, promit-il à sa sœur, et tu vas voir ton désir accompli.

— Paule, demandait la plus jeune des demoiselles Beaudette, savez-vous jouer au paradis ?

— Non, avoua la jeune fille.

— Si vous n’y avez pas objection, nous allons vous l’apprendre. La lettre en est grosse, vous savez : le chiffre qui apparaît sur les dés vous permet de franchir autant de lignes sur la route du paradis. D’ailleurs, nous allons commencer et nous vous expliquerons à mesure : vous comprendrez mieux.

D’un tiroir dissimulé sous la table, elle sortait le carton marqué des quatre routes qui conduisent au paradis, les jetons et les dés ; puis, elle s’assit en face de Marthe, laissant son frère prendre place vis-à-vis de Paule.

Mme Beaudette s’était installée sur la chaise de repos, près d’une fenêtre et elle se préparait à parcourir quelques revues, pendant que son mari endossait vivement son pardessus.

Dehors, les cloches sonnaient en joyeuse volée.

— Jamais, remarqua Fernande, quelque temps qu’il fasse, papa ne manque les vêpres.

Paule apprit à ses dépens que le paradis n’est point si facile à emporter d’assaut. Tant que la route nous est réservée, cela va bien ; mais que le prochain s’y faufile à son tour et tout est compromis. Finalement, ce fut Fernande qui remporta la palme.

On recommença la partie. Paule s’amusait comme une enfant et ses joues se coloraient d’une délicate poudre rose.

Marthe parlait à peine, les lèvres jointes, elle paraissait savourer le bonheur d’un entourage à son gré et toujours, elle usait envers Paule de quelque procédé affectueux.

Par ailleurs, Henri manifestait presque autant de réserve que sa sœur ; seulement, sa vivacité naturelle, son tempérament de feu lui jaillissaient, pour ainsi dire, par tous les pores et, comme à l’ordinaire, sa seule présence suffisait à maintenir l’entrain.

Pour l’heure, c’était Fernande qui faisait le plus de bruit par son babil un bruit tout agréable et intéressant.

— Oh ! toi, la grande main fine, j’en ai le cauchemar, s’écria-t-elle à un moment donné, comme Henri avançait, en toute simplicité, ses jetons sur la carte. Sais-tu, reprit-elle à brûle pourpoint, tu devrais te spécialiser dans la chirurgie…

— Mais, répliqua t-il, si ça peut te faire plaisir ?

Elle s’expliqua.

— J’ai lu dans Conan Doyle l’histoire d’un vieux chirurgien qui boudait les inventions modernes et, en particulier les instruments