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L’EXPIATRICE

en viennent aux yeux de cette impuissance qui la tient désormais de s’exprimer à cœur ouvert avec ses amies de Montréal. Passe pour les cousines qu’elle a mécontentées à peu près gravement et qui, altières comme elle les connaît, mettront un peu de temps à lui revenir. Mais sœur Éloi ! mais Élisabeth ! et Louisette donc !… C’est à Louisette qu’elle écrit en ce moment.

Ah ! inutile de se le dissimuler : quelque chose a changé dans sa destinée. Encore une fois, la voici déracinée et rejetée à la solitude morale. Sans doute, Mme Deslandes lui reste, dont l’humble et infatigable dévouement lui est un merveilleux réconfort ; mais les autres ?… Elle les a perdus et c’est comme si, par quelque fissure, des gouttes de son sang s’étaient échappées de son cœur, la laissant affaibli et inquiet.

Et Paule revit par le souvenir cette période de sa vie passée au Foyer et à la Pension, après la disparition de sa grand’mère. Oui elle lui a valu des joies, quelques-unes ineffables, mais si vite altérées par des épreuves profondes, implacables. La dernière fois, c’est elle-même hélas, qui a préparé son mal. Si elle s’est fait illusion, alors, aujourd’hui elle s’accuse sans indulgence. Bien plus, elle ne peut songer ; « Je leur ai joué la comédie »… sans que le rouge lui monte au front. Comme elle regrette ! Non elle n’aurait pas dû se soumettre au désir tyrannique d’Édouard. C’était mal d’accepter à la cachette son amitié au détriment de celles qui les comblaient tous deux de faveurs. Déjà, le père de Paule avait causé un si grave préjudice aux cousines : il leur avait enlevé l’honneur en même temps que la fortune. Mon Dieu… Ce n’est jamais sans épouvante que Paule y songe. Pourtant, les cousines l’ont adoptée et choyée comme une chère benjamine jusqu’à la découverte de ce qu’elles ont dû nommer « une conduite monstrueuse ».

La jeune fille passe, sur son front, sa main moite.

Alors qui sait si elles ne l’ont pas honnie pour jamais ?… Louisette doit la mépriser comme les autres. Peut-être qu’Édouard lui-même l’aurait mieux estimée si elle s’était rebellée contre son vouloir. Elle le revoit, si curieusement triomphant, quand il lui a demandé : « Vous m’évitiez, ce soir-là ?… » Et quand elle lui a défendu de lui écrire, il s’est soumis sans protester.

Paule se lève et fait quelques pas dans la pièce. C’est la première fois qu’elle creuse à cette profondeur ses pensées. Une sorte de vertige la saisit. Elle ne sait plus… Pourquoi, alors, continuent-ils de lui témoigner une invariable amitié ?… Les cousines assument l’entière responsabilité de ses dépenses, ici. Leur père, sœur Éloi, Élisabeth. Jean-Louis lui-même, parfois, lui écrivent et s’inquiètent de sa santé. Est-ce qu’ils feignent, eux aussi ? Celà est admis, dans le monde. À moins que, la sachant malade, ils n’osent lui témoigner de rigueur. Et elle continue de tout devoir à ses cousines magnanimes…

La jeune fille se rassoit en laissant tomber ses paupières sur ses yeux. Comment ces accablantes considérations ne lui sont-elles pas venues plus tôt ? Que faire ?… Peut-elle accepter plus longtemps une générosité si offensante ? Où aller ?…

Sous une poussée intérieure, elle se lève encore une fois et elle s’approche de la fenêtre. Dehors, c’est l’hiver encore et plus rigoureux que les semaines dernières ; pourtant le printemps n’est plus très loin. Voici bien un mois qu’elles habitent ici, Mme Deslandes et elle. C’est tout près, à quelques heures de voiture, que Paule est née, que sa mère a vécu toute son humble vie et que son père, après une carrière orageuse, a trouvé le repos avec un court bonheur. Paule désirait depuis longtemps connaître la campagne ; une joie vive s’était emparée d’elle à l’annonce de son exil et à ses cousines qui l’interrogeaient, elle avait bien répondu : « Si ce n’était de vous quitter »…

Encore aujourd’hui, c’est par ce mot qu’elle résumerait ses sentiments : « Si ce n’avait été de vous quitter, et dans d’aussi malheureuses circonstances »… Tout lui plaît, à St Antoine : elle ne s’y ennuie pas et elle s’accommode, au contraire, fort bien de la vie qui est devenu son partage. La maison est ancienne mais confortable ; le village peu différent de la plupart des villages canadiens qu’elle a pu frôler déjà, au cours de ses randonnées en auto. Il n’y a qu’une messe par jour et qu’une messe le dimanche le curé n’ayant point de vicaire pour lui aider. La poste vient quotidiennement par St Appollinaire, et deux marchands pourvoient aux besoins matériels des habitants : On trouve de tout dans leurs magasins sis dans la même rue et même voisinage : l’un de ces marchands se nomme M. Normand, l’autre M. Breton. Voilà bien la bonne humeur québécoise…

Et, là-dessus, Paule se délecte à revivre le soir de son arrivée, ici. Il était à peu près quatre heures quand elles étaient descendues du train à St Appollinaire ; une voiture les attendait attelée d’un gros cheval noir et, après qu’elles se furent bien enveloppées dans les « robes », Mme Deslandes et elle, la voiture s’enleva. Le trajet avait dû être assez long ; Paule n’avait plus aucune notion du temps ; toujours est-il qu’il faisait noir quand elles entrèrent dans St Antoine. Une vague mélancolie flottait par la campagne et, le cheval ayant ralenti le pas, Paule cherchait à découvrir la maison enténébrée qui, pour un temps illimité, deviendrait la sienne. Mais celle que le conducteur leur indiqua de la main, en descendant de son siège, était toute lumineuse, au rez-de-chaussée.

— C’est ici, dit l’homme.

Impossible de douter. « Est-ce que, s’était demandé Paule, un autre ménage habitera avec nous ?… Et cette perspective ne lui plaisait qu’à demi. D’ailleurs son soupçon s’évanouissait bientôt : simplement, les cousines avaient retenu les bons offices d’une femme du pays, Mme Bergeron, comme elle dit se nommer, qui les attendait, en tablier clair et le sourire aux lèvres. Ce fut sur la joyeuse exclamation de cette per-